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Quel avenir pour l’audiovisuel public au Maroc ?
Par Jawad Kerdoudi Président de l’IMRI (Institut Marocain des Relations Internationales)
Une vive polémique est née ces derniers jours suite à la divulgation le 28 Mars 2012 des nouveaux cahiers des charges des chaînes de télévisions publiques SNRT et 2M.
Le Ministre de la Communication Mustpaha El Khalfi a donné les explications suivantes. Sur le plan juridique, il s’est référé à l’article 49 de la loi 77/03 promulguée en 2005, qui stipule que le gouvernement prépare les cahiers de charges des chaînes de télévision et de radio nationales. Il rappelle également le décret de 2008 attribuant au Ministère de la communication la préparation des cahiers de charges, la remise au Chef de l’exécutif, qui doit les présenter pour validation à la HACA (Haute autorité de la communication audiovisuelle). Le Ministre a affirmé que ces cahiers de charges ont été préparés en impliquant les professionnels, les experts, les syndicats, et les acteurs de la société civile. Il conclue en disant que ces nouveaux cahiers des charges ont été validés par la HACA le 29 Mars 2012.
Les principales dispositions de ces nouveaux cahiers de charges valables pour la période 2012-2014, et qui doivent entrer en vigueur le 1er Mai 2012, concernent plusieurs volets. Au niveau de la programmation, les programmes religieux ont été augmentés de 52 ministres avec diffusion de l’appel aux cinq prières quotidiennes et la retransmission intégrale de la prière du vendredi par les deux chaînes Al Oula et 2M. Au niveau des langues, les émissions d’Al Oula devraient être en arabe à 80%, et 20% des programmes de 2M seront en langue étrangère. Un bilan pondéré des langues à utiliser par les deux chaînes donne 70% pour l’arabe, 20% pour le tamazight et 10% pour les langues étrangères. Enfin, la publicité pour les jeux de hasard a été interdite, entraînent une perte de recettes pour les deux chaînes de 27 millions de dirhams.
La divulgation de ces nouveaux cahiers de charges a entraîné une vive polémique de la part des professionnels, et également des partis politiques de l’opposition et même de la majorité. Le Directeur de 2M Salim Cheikh a qualifié ces nouveaux cahiers de charges de « dirigistes et qui infantilisent les professionnels ». Il ajoute qu’ils n’ont pas tenu compte des remarques importantes des opérateurs autorisés. Accusant le Ministre de la communication de rétention de l’information, il considère qu’il ne s’agit pas de cahiers de charges, mais d’une grille de programmation qui va bouleverser tout le paysage de la chaîne. Il plaide la cause des professionnels qui vont perdre toute initiative de créativité, et tout le savoir-faire acquis par 2M pendant 23 ans d’expérience. Il prend l’exemple de la BBC et de France télévisions qui laissent une grande liberté aux journalistes pour la conception des programmes et la prise de parole. Il conclue en indiquant que les nouveaux cahiers de charges exigent des budgets importants, alors qu’en même temps la chaîne va perdre des ressources financières équivalant à 25 millions de dirhams, du fait de l’interdiction de la publicité des jeux de hasard. Le SNPM (Syndicat national de la presse marocaine) de son côté tire la sonnette d’alarme quant aux menaces qui planent sur la diversité et la liberté de création.
Les partis d’opposition se sont également manifestés. Salaheddine Mezouar du RNI déclare « cette réforme remet en causse la liberté de créer, et impose un modèle de pensée unique avec une vision rétrograde du champ audiovisuel. C’est une approche antinomique qui n’assure ni diversité de l’offre ni une télévision plus attractive ». Ahmed Réda Chami de l’USFP réclame un amendement de la loi de 2003 afin que les cahiers de charges concernant l’audiovisuel soient présentés et débattus par le Parlement. Même les partis de la majorité ont manifesté leur mécontentement. Nabil Benabdallah du PPS menace de quitter la coalition gouvernementale en cas d’atteinte aux libertés fondamentales. Mohamed Ouzzine du Mouvement populaire, Ministre de la jeunesse et des sports et Président du Conseil d’administration de la Marocaine des jeux et des sports, a aussi évalué l’initiative d’El Khalfi « qui est un Ministre de la communication et non un Mufti ou un Fqih qui interdit et autorise ». Enfin, un membre du parti politique du PPS a déclaré « Ce sont des cahiers de charges que nous considérons comme anti-constitutionnels, car ils remettent en cause le principe de l’ouverture consacrée par la Constitution adoptée le 1er Juillet 2011 ».
En tant que société civile, nous ne pouvons pas rester indifférents à cette question de l’audiovisuel public dans notre pays. Tout d’abord, il est regrettable que ces nouveaux cahiers de charges n’aient pas été discutés en Conseil de gouvernement. Même si la loi ne le prévoit pas expressément, le Chef de gouvernement pour renforcer la solidarité gouvernementale, doit mettre à l’ordre du jour du Conseil de gouvernement toutes les questions sensibles. Ceci n’a pas été également le cas lors de la publication par le Ministre des Transports de la liste des bénéficiaires d’agréments. Le Chef de gouvernement qui dispose de larges prérogatives dans la nouvelle Constitution, doit assurer également la discipline de ses ministres afin d’éviter les déclarations tonitruantes. Dans la conjoncture extrêmement difficile, à la fois régionale et nationale, tout doit être fait pour éviter une crise gouvernementale qui serait grandement préjudiciable à notre pays.
Dans ce cas justement de l’audiovisuel public, il est anormal que seuls 10% du temps soit réservé aux langues étrangères, alors qu’elles servent majoritairement de véhicule à notre administration, à nos entreprises, et à nos universités. On peut s’étonner aussi que la HACA a validé si rapidement ces cahiers de charges, alors qu’en tant qu’organe indépendant du gouvernement, elle doit tenir compte de toutes les composantes de la société marocaine. L’économie de notre pays est tournée aux deux tiers vers l’Europe, tant au niveau du commerce extérieur, du tourisme, des transferts RME, et des investissements. De plus, trois millions de marocains vivent à l’étranger, et ne maîtrisent pas parfaitement l’arabe. Il faut absolument encourager l’apprentissage des langues étrangères (anglais, français, espagnol, allemand) pour parfaire l’ouverture de notre pays explicitement mentionnée dans notre Constitution, sans pour cela enlever la primarité à nos deux langues officielles : l’arabe et le tamazight. Il est aujourd’hui admis que la décision politique, prise sans préparation dans les années 80, d’arabiser les cycles primaires et secondaires dans l’enseignement a fait de nombreux dégâts, dont nos subissons les conséquences négatives encore aujourd’hui. Certes, le PJD a remporté les élections législatives du 25 Novembre 2011, mais il n’a représenté que 27,08 % des voix des électeurs. Aussi, pour toute mesure touchant au projet de société, il est indispensable qu’une large concertation soit mise en œuvre avant toute décision définitive. Pour les nouveaux cahiers de charges de l’audiovisuel public qui ne doit entrer en vigueur que le 1er Mai 2012, il est encore temps de rectifier le tir.
CHRONIQUES HEBDOMADAIRES DE l'IMRI