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Le modèle turc a atteint ses limites

Par Jawad KERDOUDI

Président de l’IMRI (Institut Marocain des Relations Internationales)


Les élections législatives de 7 Juin 2015 en Turquie ont montré les limites du modèle islamo-conservateur de la Turquie. Ce modèle est porté sans contexte par Recep Tayip Erdogan. Diplômé des sciences économiques et commerciales, cet ancien joueur de foot-ball semi-professionnel a eu un parcours politique extraordinaire. Elu maire d’Istanbul en 1994, il fonde en 2001 le parti AKP (Parti de la justice et du développement) qui devient en 2002 la première force politique turque.

Nommé en 2003 Premier Ministre, il mène une large politique de réformes institutionnelles, économiques et sociales. C’est ainsi qu’il desserre l’étau sur les kurdes en autorisant la diffusion de programmes audiovisuels en langue kurde, élargit les droits des institutions religieuses non-musulmanes, et tente de diminuer l’influence de l’armée. Il ne remet pas formellement en question la laïcité, même si le port du voile dans les universités a été autorisé en Février 2008 par le Parlement, et qu’il a tenté sans succès de criminaliser l’adultère. Il se déclare démocrate-musulman à l’instar des partis chrétiens-démocrates européens. Le passage d’Erdogan au pouvoir est aussi marqué par la mise en œuvre de la politique économique préconisée par le FMI, notamment la libéralisation de l’économie et la diminution du nombre de fonctionnaires. Il met de côté les grandes entreprises turques réunies au sein du puissant patronat TÜSIAD au profit des « Tigres anatoliens » qui sont les hommes d’affaires et industriels plus petits faisant partie de MÜSIAD. Cette politique ultra-libérale s’accompagne également de corruption et de clientélisme vis-à-vis des hommes d’affaires proches du pouvoir, de la baisse des droits syndicaux des ouvriers, et d’une plus grande mainmise des entreprises étrangères sur l’économie turque. Cependant les résultats sont là, puisque dès 2004 la Turquie connaît la croissance le plus rapide de l’OCDE, la baisse d l’inflation, et l’augmentation des revenus des ménages.

En politique étrangère, Erdogan joue la carte de l’Union européenne en restant un partenaire politique et économique important, demeure un allié des Etats-Unis, prend ses distances avec Israël, et tente de servir de modérateur avec les Palestiniens et les Syriens. Il effectue également un rapprochement avec la Grèce et fonde en 2005 avec Jose Luis Rodriguez Zapatero l’Alliance des civilisations à l’ONU, qui consiste à contrer le terrorisme par des moyens politiques, économiques et sociaux. Mais la nouveauté la plus importante de la diplomatie turque a été une plus grande ouverture vers le monde musulman. Prônant une politique de « Zéro problème avec son voisinage proche» la Turquie adopte en 2009 une position plus neutre vis-à-vis du nucléaire iranien, multiplie les partenariats avec les pays arabes, à tel point que certains commentateurs ont parlé d’une politique pro-ottomane.

Cet âge d’or Erdogan a duré bon an mal an jusqu’en 2013, où il a dû faire face à un vaste mouvement protestataire qui a pris pour prétexte la destruction du parc Gazi d’Istanbul. En fait, dès l’approche des années 2010, les intellectuels turcs reprochent à Erdogan son autoritarisme et sa volonté d’instaurer un régime islamiste et personnel. A ces protestataires s’ajoute le tassement réel des performances économiques du pays : en 2014 la croissance n’a été que de 2,9%, le chômage a atteint 11% et l’inflation a dépassé 8%. D’autre part, les lois et articles du code répressif envers la presse ont permis de jeter en prison des dizaines de journalistes en 2012, alors que des procès sont intentés contre l’élite militaire. En Mars 2014, Erdogan a déclaré « Nous éradiquerons Twitter » et à plusieurs reprises il a coupé les robinets d’internet pour empêcher la diffusion d’informations sur des personnes proches de lui soupçonnées de corruption. L’an dernier encore, il soutenait que l’égalité hommes-femmes était contraire à la nature humaine. Après avoir fait adopter une loi pour l’élection du Président de la République turque au suffrage universel, il a accédé à cette fonction en 2014 et fit construire à Ankara un nouveau palais présidentiel de 1100 chambres ayant coûté 500 millions d’euros. Il espère obtenir pour son parti l’AKP la majorité des 2/3 à l’Assemblée nationale afin de modifier la constitution et renforcer les pouvoirs de la fonction présidentielle.

Les législatives du 7 Juin 2015 sont loin de répondre aux attentes d’Erdogan. En effet, l’AKP a perdu dix points par rapport aux élections précédentes et n’a obtenu que 40,8% des voix. Le CHP parti Kémaliste à tendance socio-démocrate a obtenu 24,9%, le MHP ultra nationaliste 16,2% et le HDP pro-kurde 14,1%. Ainsi l’AKP n’a plus la majorité à l’Assemblée nationale, et le parti pro-kurde a dépassé la barre des 10% pour accéder au Parlement turc avec 80 députés. Au vu de ces résultats, l’AKP doit faire une alliance avec les autres partis, sinon des élections législatives anticipées devront être organisées.

En conclusion, le modèle islamo-conservateur a atteint ses limites du fait des erreurs d’Erdogan sur le plan intérieur : autoritarisme, pouvoir personnel, folie des grandeurs, volonté d’islamiser la société. Le peuple turc en votant à 60% contre l’AKP a voulu montrer qu’il tenait à l’héritage Kémaliste caractérisé par la laïcité. En politique étrangère également, Erdogan a misé sur ses alliés islamistes en soutenant les rebelles syriens, l’Egypte de Mohamed Morsi, et en se posant comme modèle pour les partis islamistes d’Afrique du Nord.





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