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5°anniversaire de la révolution en Egypte : la grande désillusion

Par Dominique MARTIN
Professeur honoraire des Universités, Lyon 2,
Membre du Conseil d’Administration de l’IMRI (Institut Marocain des Relations internationales).

LE SILENCE REGNE AU CAIRE



Paradoxe de ce cinquième anniversaire de la révolution, pourtant inscrit dans la constitution égyptienne : seuls manifestent place Tahrir, jadis noire de plusieurs millions de personnes, les sympathisants du régime du Président Sissi. Il est vrai que dans son discours à la télévision, le nouveau maître du pays a vanté la construction d’un Etat moderne, désormais fondé sur la démocratie et la liberté. Tous les media libres ont remarqué que le pouvoir avait pris toutes les précautions : fouille de plus de 5000 appartements, dans les semaines précédentes ; emprisonnement ou assignation à résidence des jeunes leaders des mouvements de résistance. A quoi il faut ajouter un bilan sécuritaire sanglant, depuis que le général Sissi a accédé au pouvoir, en juillet 2014 : 1000 condamnations à mort de dirigeants islamistes, dans les rangs des Frères musulmans, 1450 exécutions, plus de 15000 personnes emprisonnées, condamnées le plus souvent par des tribunaux militaires, sans que puissent s’exercer les droits de la défense. Le régime ne s’en est pas pris seulement aux « terroristes » que représentent ces islamistes ; la politique d’épuration concerne tous ceux qui ont joué un rôle manifeste lors du mouvement social de l’année 2011. Ce qui est nouveau, semble-t-il, c’est la volonté du pouvoir d’en finir avec toute forme de contestation politique et, frontalement, avec les représentants des droits de l’homme. Même si à peu près partout dans le monde s’exprime la réprobation face à ce pouvoir qui a confisqué, réprimé puis –sans doute pour longtemps- enterré la révolution pacifique de 2011, il faut dépasser la seule indignation morale et tenter de comprendre pourquoi, après deux grandes mobilisations populaires, inédites dans ce pays et plus largement dans le monde arabe, s’est installée cette grande désillusion.

UNE REVOLUTION CONFISQUEE DES 2012



Il n’est guère utile de s’appesantir sur les forces et les faiblesses d’une révolution (même si le terme prête à discussion), qui, très tôt, fut confisquée. Le mouvement qui, de la Tunisie, s’est propagé en Egypte, en 2011, n’était ni une révolution romantique, ni seulement le fait de jeunes protestant contre une situation économique qui les condamnait, pour la plupart au chômage ou à la pauvreté ; ni même un mouvement social au sens plein du terme (qui aurait porté une alternative politique et sociétale) . Face à l’oppression de l’ancien régime, les manifestants descendent spontanément dans la rue, et n’offrent à la répression sanglante des premières semaines que leurs mains nues et les slogans « Paix, liberté, justice ». Il est symptomatique que le pouvoir réactionnaire du Président Sissi s’attelle aujourd’hui à en raturer jusqu’aux symboles, par exemple en faisant effacer les graffitis sur les murs qui célébraient cette révolution pacifique. Le mouvement de 2011-2012 a sans doute pêché par insuffisance d’organisation autant que par incapacité à élaborer une politique et une idéologie alternatives. Il est moins connu que ce qui fut présenté, en juillet 2014, comme une nouvelle immense mobilisation populaire, cette fois contre les islamistes au pouvoir, et contre le Président, Morsi, régulièrement élu par le peuple, ne fut qu’une mise en scène –les archives aujourd’hui l’attestent- , organisée par les militaires et une partie de la bourgeoisie issue de l’ancien régime, qui, dès le départ, ont ourdi un complot contre les Frères musulmans. On peut se perdre en conjectures, pour savoir si le coup d’état de Sissi sanctionnait l’incompétence économique des islamistes au pouvoir ou leur volonté cachée de s’accrocher au pouvoir ainsi conquis. Rappelons le aussi, les Frères musulmans avaient eux-mêmes récupéré une révolution démocratique, qui n’a jamais invoqué une quelconque référence à la religion.

La vérité est plus prosaïque : ni la bourgeoisie d’affaires, qui risquait de perdre les avantages que Moubarak lui avait concédés ; ni les militaires, qui, depuis Nasser, considéraient qu’ils étaient naturellement propriétaires de l’Etat en Egypte, ne pouvaient supporter ces trublions d’islamistes. Des le début, Sissi a joué une carte majeure : le chaos ou moi ! Face à la Syrie ou à la Lybie, enfoncées depuis lors dans la guerre civile ; face aussi aux solutions modernisatrices qu’ont vécu, non sans mal, certes, la Tunisie et le Maroc, Sissi a choisi le scenario du tout répressif qui a si bien réussi , de Bahreïn à l’Arabie Saoudite. Et le coup de force de Sissi fut double : il a redonné le pouvoir aux militaires et aux milieux d’affaires, et il peut se targuer, sur la scène internationale, de son investiture populaire. En langage Tourainien, cela représente la victoire d’un « anti-mouvement social » sur les véritables aspirations populaires. Il n’en faut pour preuve que le truquage d’un scrutin qui l’a élu Président à 96,91% de votes favorables (digne de la vieille Union soviétique et largement critiqué à l’international).



POURQUOI LE REGIME SE MAINTIENT-IL ?



Montesqieu, dans son analyse pertinente des régimes politiques, réservait un sort particulier à ceux qu’il qualifiait de « despotiques ». Même si les formes ont changé (l’Egypte s’est dotée d’une nouvelle constitution, d’un double exécutif et d’un Parlement), les ressorts restent les mêmes : la peur, la résignation et finalement l’indifférence. Ces trois piliers s’appliquent parfaitement à l’Egypte de Sissi : un renforcement sans précédent de l’appareil sécuritaire et de ses interventions quotidiennes dans l’espace public ; des opposants baillonnés, et en premier lieu les journalistes, qui, en vertu de la nouvelle loi pénale, risquent énormément. Résignation, aussi, de tous ceux qui –parmi les couches pauvres de la paysannerie ou du prolétariat des villes- ont pour souci primordial d’assurer au jour le jour leur subsistance. Lassitude, enfin, à l’exception de rares militants, qui au péril de leur vie continuent le combat,

Lassitude, mère de l’indifférence. Mais Il faut aussi compter, a contrario, avec les soutiens dont dispose le régime à l’intérieur : une bourgeoisie, aux leviers de commande, en connivence avec le pouvoir militaire, prête à tout pour se protéger du retour des Frères musulmans, et qui agite le spectre du grand complot de l’Occident ou du chaos dans lequel les jeunes « voyous » de 2011 ont finalement jeté le pays. Rhétorique bien connue. Tout espoir est-il banni ? On ne peut prédire l’histoire. Il est sûr que l’Egypte a fait l’expérience de la liberté, qu’elle a une jeunesse largement majoritaire qui ronge son frein et une population qui doit supporter, dans sa grande majorité, la pauvreté, voire la misère. Les Frères musulmans, restent tapis dans l’ombre, quand ils ne participent pas directement à la vague d’attentats auxquels le pouvoir est affronté



LE POUVOIR FACE AUX DEFIS QUI L’ATTENDENT



Politiquement, l’Egypte vit sous la botte. Reste à savoir si, malgré la répression qui ensanglante aujourd’hui le pays, le régime de Sissi peut répondre aux défis qui se posent à lui. Les observateurs mentionnent une série de problèmes qui tous sont de la plus haute urgence. Le défi sécuritaire apparaît comme le plus sensible, aux yeux du pouvoir lui-même : les attaques de Daesch dans le Sinaï contre les militaires, et les attentats qui visent désormais les intérêts des sociétés du Golfe qui ont investi dans les grands travaux ou l’immobilier obligent le pouvoir à rester sur le qui vive, et nuisent directement au développement du tourisme. La démographie galopante du pays est aussi un grand défi : ce pays de 90 millions d’habitants compte toujours énormément de pauvres, de jeunes au chômage, d’analphabètes. Ce ne sont pas les grands travaux que Sissi, en grande pompe, a lancés, avec la manne financière des monarchies du Golfe, qui vont résoudre ces problèmes. Plus généralement, sur les questions économiques, si on observe depuis deux ans une certaines embellie des indicateurs, le pays vit sous perfusion des investissements du Golfe (soutien intéressé, de la part de pays, telle l’Arabie Saoudite, qui ont un compte à régler avec les Frères musulmans). Les alliances se déplacent, et l’Egypte, avec la « stabilité politique » revenue, n’est pas en mauvaise posture vis-à-vis des marchés financiers Elle peut aussi compter sur l’appui de bon nombre de puissances occidentales, promptes à fermer les yeux, comme souvent, sur la question des droits de l’homme, pour développer le « doux commerce ». Il reste que le régime de Sissi ne s’attaque nullement – et pour cause- aux faiblesses structurelles de l’ère Moubarak : une économie dominée à 40% par l’armée, rongée par la bureaucratie et la corruption. Sans parler des défis intérieurs que sont l’arriération du système éducatif et du système de santé.

Le dernier mot revient rarement aux droits de l’homme, dans les affaires internationales. Gamal Eid, directeur du Réseau arabe des Droits de l’homme, basé au Caire déclarait récemment qu’en Egypte, leur état est « pire qu’il ne l’était sous Moubarak ou sous le régime des Frères musulmans ». Mais les soulèvements de la rue ont montré, depuis cinq années, dans le monde arabe, que les régimes les plus verrouillés n’étaient pas à l’abri du sursaut des peuples.



1. On peut, pour une analyse comparative, se rapporter à notre contribution dans le livre collectif édité par Youssef Sadik « La révolution improbable », intitulée « Les soulèvements arabes depuis 2011 : de l’émotion au mouvement social », Dominique Martin. Livre disponible à a Faculté des Sciences de l’Education, Université Mohamed V, Rabat, 2015. Rappelons, aussi, le Forum de l’IMRI, en 2014 sur le Printemps arabe ainsi que la récente publication de Jawad Kerdoudi, Editions L’Harmattan.

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