L’OBSCURANTISME ET LE FANATISME DANS LE MONDE MUSULMAN : LA MODERNITE PEUT-ELLE TRIOMPHER DE L’ARCHAISME ?
Dominique Martin Vice-Président de l’IMRI (Libre opinion)
La recrudescence du terrorisme, qui, dans le monde musulman, s’abrite sous les habits de la religion, invite à réinterroger les causes profondes de l’intégrisme et du fanatisme. Le monde musulman n’est pas le seul à connaître les dérives d’une instrumentalisation du religieux à des fins destructrices : le monde chrétien a souffert longtemps des luttes et des guerres qui, sous le prétexte de la religion, ont conduit à la stigmatisation et au massacre des opposants aux tenants de la religion officielle, dont la Saint Barthélémy, en France, fut l’apogée de la barbarie. Et, dans bien des régions du monde, aujourd’hui encore, en Inde, en Asie, en Afrique, on s’entretue au nom de conceptions religieuses. Ce fut le mérite du mouvement des Lumières, en France et en Allemagne, au XVIII° siècle, d’analyser et de combattre toutes les formes d’intégrisme, qui prospèrent sur le terreau de l’obscurantisme des masses. Nous soutiendrons ici que, dans le cas du monde musulman, cette relation obscurantisme –intégrisme a pour fondement principal le retard structurel par rapport à la Modernité qui est apparue dès le XV° siècle en Occident, tant dans ses aspects religieux que culturels et politiques.
Aux sources de l’intégrisme, le retard du monde musulman
Le terrorisme islamique n’est que l’épiphénomène le plus récent d’une volonté d’instrumentalisation de la religion à des fins politiques, qui prétend renouer avec les plus lointaines traditions du Califat. Mais cette lecture de l’Islam n’est possible que parce que les masses arabes restent largement ignorantes du rapport entre religion et politique. Comme le rappelait récemment l’émir Chekib Arslane , le monde musulman, au contraire de l’Occident, n’a pas connu la même dynamique conflictuelle entre le pouvoir religieux et le monde temporel, qui, à travers plusieurs siècles, a permis aux valeurs modernes de s’imposer contre lui. N’ayant ni Eglise, ni autorité suprême, ni clergé, de surcroît enfermé dans un monde puissamment protégé des influences extérieures (à l’exception des périodes fastes de sa présence à Bagdad et en Andalousie), l’Islam comme religion n’a pas joué le rôle de contrepoids aux grands événements modernes : l’émergence de philosophies du Sujet ; l’autonomisation du savoir scientifique, face au dogmatisme religieux ; la diffusion des valeurs de la Renaissance, qui inaugure une critique de la monarchie absolue et la promotion des théories du contrat social ; l’esprit de la Réforme (Calvin, Luther), d’où est né le libre esprit d’examen des textes religieux ; le mouvement des Lumières, qui a pris pour cible le fanatisme religieux considéré comme le facteur essentiel de l’obscurantisme ; puis, le développement d’une société industrielle, qui a largement favorisé la déchristianisation des masses, et finalement, sous les coups de butoir des révolutions démocratiques, la disparition de l’Eglise catholique en tant que pouvoir temporel.
A cette clôture intellectuelle du monde musulman s’ajoute une culture religieuse qui a favorisé le triomphe d’une lecture purement textuelle du Coran, dans le cadre d’ écoles coraniques enfermées dans l’archaïsme, écartant les courants de pensée rationalistes et réformateurs et ne donnant aucun droit de cité à une lecture scientifique de l’univers. Il en est résulté un conformisme que l’on retrouve chez la plupart des musulmans, même modérés : le repli derrière les traditions, en guise de référentiel moral ; la difficulté à comprendre le texte sacré, le plus souvent inculqué par cœur, dès l’enfance, sans aucun recours à l’esprit critique, sinon à l’esprit d’examen (les oulémas contribuant le plus souvent à justifier leur monopole de l’interprétation des textes) ; parfois, la mésinterprétation des textes, se traduisant par la croyance naïve (mais dangereuse) que juifs et chrétiens sont les ennemis de l’Islam, ou encore que le jihad est une obligation permanente (tandis que c’est l’itiihad qui est le devoir fondamental) ; enfin, une culture de l’ entre-soi, qui se nourrit de la confiance dans la fait que le Coran a réponse à tout et que la religion musulmane a vocation à s’imposer comme le seule religion, y compris par la force. L’autre forme de cette culture est l’indistinction de la sphère séculière et de la sphère religieuse, le Coran tenant lieu de discours à la fois moral et politique, obérant de ce fait toute réflexion en termes de philosophie politique ou sur la question de la laïcité. Plus largement, dans des pays où la tradition véhicule encore largement l’indistinction de l’individu et de son groupe social, l’esprit de débat fait défaut, tant sur les questions politiques que religieuses.
Des agents de fanatisation
L’obscurantisme ne se perpétue pas par lui-même. Le plus souvent, il ne prospère que parce que des « agents de fanatisation » ont intérêt à maintenir les peuples dans l’ignorance. Il est remarquable, à cet égard, que, jusqu’au milieu du XX° siècle, les théologiens musulmans de diverses écoles ne se sont pas ouvertement affrontés, sinon pacifiquement. Mais alors que certains penseurs, au début du XX° siècle, prônaient des régimes constitutionnalistes, inspirés de l’Occident, l’ lslam dans les années 50 a connu une résurgence de théologies politiques radicales (Abul A La Maudadi au Pakistan, Sayyid Al Qubt en Egypte), qui ont forgé les fondements théoriques du jihadisme violent d’aujourd’hui. De son côté, l’essor de la propagande wahhabite, grâce aux immenses richesses de l’Arabie Saoudite, et à une force médiatique prodigieuse, via le réseau satellitaire de ses chaines de télévision et l’envoi d’imams dans de très nombreux pays, contribue chaque jour à diffuser une lecture intégriste de l’Islam sunnite . Divers facteurs plus généraux ont, aussi, contribué au succès d’agents de l’obscurantisme : au premier rang, bien sûr, la longue nuit de l’oppression ottomane. Mais la colonisation n’est pas en reste : de l’Egypte au Maroc, les colonisateurs n’ont jamais cherché à éduquer les masses, réservant l’accès à la culture occidentale à une minorité issue des classes favorisées. Puis les nouvelles élites post indépendance n’ont guère eu pour souci, sauf en Tunisie, sous l’action de Bourguiba, d’élever le niveau d’éducation du peuple. De leur côté, les interventions militaires occidentales à répétition, depuis les guerres d’Afghanistan et d’Irak, ont favorisé l’émergence de combattants fanatisés d’un nouveau genre, qui, une fois parvenus au pouvoir, comme en Afghanistan, n’ont eu de cesse que d’imposer un régime fondé sur une lecture archaïque de la charria. Le fameux conflit entre chiites et sunnites illustre particulièrement l’effet désastreux du cynisme des Etats-Unis, qui a délibérément dressé les factions religieuses les unes contre les autres, pour des raisons de basse politique et de perpétuation de la main mise sur le pétrole du Golfe (ainsi l’invention de l’« l’axe du Mal » , Iran, Syrie, Hezbollah). Il n’est pas difficile de comprendre que cette conjugaison de facteurs ait renforcé une lecture purement religieuse de conflits qui sont essentiellement de nature politique. Pour employer la formule de Corn, on assiste moins à un « retour du religieux » qu’à un « recours au religieux» . Les puissances qui rivalisent pour le contrôle du Moyen Orient, à commencer par les néoconservateurs américains, utilisent le langage de la diabolisation et entretiennent le schéma d’une « guerre des civilisations ». De leur côté, les islamistes radicaux justifient leur action par le désir de revanche sur l’Occident, a priori responsable de tous les maux, et dans l’opinion commune, s’est développée ainsi une « éthique du ressentiment » (vaguement nourrie de l’éternel fantasme du complot israélien). La mémoire d’un monde arabe ouvert jadis sur la Modernité, et qui, jusqu’aux années 70, ne faisait l’objet d’aucune controverse religieuse, fait place à la diabolisation de visions guerrières. Cette simplification des représentations permet, en outre, aux pouvoirs locaux de justifier des alliances improbables, telles que celle entre la dictature laïque de Bachar El Assad et la théocratie iranienne, ou encore entre l’Egypte révolutionnaire héritière de Nasser et l’Arabie Saoudite (unies par un même combat contre le risque essentiellement politique que font courir à ces deux régimes l’essor des Frères musulmans).
Sortir de l’obscurantisme
Tant de facteurs concourent à entretenir ce retard du monde musulman par rapport aux valeurs de la modernité qu’il est difficile, en outre, en quelques lignes, d’esquisser un scenario de réconciliation. Une première piste consiste à lutter contre les agents contemporains de l’intégrisme : c’est non seulement un combat sécuritaire, dont la plupart des Etats ont pris conscience, mais aussi un combat contre tous les leaders tant religieux que politiques, qui propagent des idéologies guerrières ou maintiennent les masses dans une conception obscurantiste du message de l’Islam. A cet égard, le contrôle de la formation des imams, la riposte idéologique aux conceptions wahhabites est un enjeu aussi important que la lutte contre les éléments radicalisés. Une seconde piste réside dans la lutte contre les facteurs de l’obscurantisme, dont se nourrit l’intégrisme : comme le soulignait Jawad Kerdoudi dans une précédente chronique, il s’agit d’une tâche complexe, à la fois culturelle, sociale et économique. Il est clair que l’obscurantisme, qui rend facilement récepteur aux messages simplistes, teintés d’un pseudo-héroïsme, fleurit sur le terreau d’une démographie galopante, qui, dans un monde encore sous développé, génère le chômage de masse, la crise des repères d’une jeunesse en mal d’espérance, et, aussi, la tentation de refuge dans des mosquées, où, parfois, ces jeunes deviennent la proie d’un endoctrinement mortifère. Une troisième piste consisterait, plus profondément, à repenser les rapports du politique et du religieux. Le message coranique n’ayant rien prescrit à cet égard, les modèles politiques qui se sont succédé dans le monde arabe sont le fruit d’une contingence historique. Aujourd’hui, chaque faction religieuse défend son modèle au nom d’une « Loi divine », mais chacune des théologies politiques qu’elles exhibent ne sont que des constructions arbitraires. L’échec des leaders des indépendances, puis plus récemment les revers subis par les Printemps arabes montrent malheureusement qu’un tel débat politique paraît très improbable, surtout dans un contexte où l’enjeu reste, au Moyen Orient, la lutte des puissances pour la domination. Il reste qu’une relecture des valeurs de la modernité est urgente, si l’on veut dépasser la combat immédiat contre le terrorisme : ce serait la tâche des intellectuels arabes et aussi des chefs religieux de réfléchir sur la diversité des interprétations du Coran , sur la compatibilité de son message avec les valeurs de la Modernité, dont la place de la science, de la raison, de la citoyenneté politique et aussi la question de la laïcité. Une réforme radicale de la politique de l’éducation devrait bien entendu s’ensuivre, offrant à la jeunesse arabe une plus grande ouverture sur le monde.
1. L’Orient Le Jour, 09/09/2016. Voir aussi le compte rendu de notre article, in Chronique de l’IMRI, septembre 2016 :
D. Martin, « Crise de la modernité dans le monde arabe et réexamen des transitions démocratiques depuis 2011 », contribution au Colloque de Marrakech sur « La modernité inégale », à paraître, L’Harmattan, 2017.
2. On peut se référer sur ce point au récent ouvrage très documenté de Pierre Conesa, Dr. Saoud et Mr. Djihad. La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite, préface d’Hubert Védrine, éd. Robert Laffont, 2016.
3. Cf Georges Corn, Pour une lecture profane des conflits : sur le retour religieux des conflits contemporains dans le Moyen Orient, Paris, La écouverte, 2015.
CHRONIQUES HEBDOMADAIRES DE l'IMRI