ON A FINI PAR RÉVEILLER LE MONSTRE : DU RETOUR DE L’INFLATION AU MAROC
Pr. Nabil Adel Enseignant Chercheur Ă ESCA
Depuis plusieurs mois, le Maroc est frappé, à l’instar de beaucoup de pays, de plein fouet par une forte hausse des prix. Celle-ci a affecté le pouvoir d’achat des ménages, rongé les marges des entreprises et mis de l’incertitude dans les politiques publiques.
Cette note vise à démystifier le concept, à en expliquer les causes et à esquisser quelques pistes de mesures pour en venir à bout.
I. De quoi parlons-nous ?
I.1. Tout augmentation des prix n’est pas inflation, …
Une ambiguïté forte est observée quant à la qualification du mouvement haussier des prix observé au Maroc depuis juillet 2021. Beaucoup d’analystes l’expliquent comme étant de « l’inflation d’importée », car l’attribuant à la hausse des cours de certaines matières premières à l’échelle internationale.
A ce titre, il est important de rappeler que l’augmentation des prix de certains biens et services par rapport à d’autres aussi forte soit-elle ne peut pas être considérée comme de l’inflation. Quand on observe un tel phénomène (hausse, même très forte, de certains prix), il s’agit juste d’un déséquilibre entre l’offre et la demande sur le marché de ces biens et services. Il peut être imputé à plusieurs facteurs, dont certains peuvent être d’origine externe (ou importée) ou signaler un dysfonctionnement dans les mécanismes du marché de ces biens et services. Celui-ci requière l’intervention des autorités de la concurrence pour le corriger. On est donc en présence d’un phénomène sectoriel (ou méso économique).
En revanche, ce à quoi nous assistons actuellement, est un phénomène d’ordre macroéconomique d’essence monétaire, et non à un mouvement des prix sur quelques biens et services. Il ne s’agit pas d’un simple dérapage des prix dû à des facteurs « importés » et que ceux-ci (les prix) reprendront leur niveau normal, quand ces facteurs disparaîtront.
Pour rappel pendant la décennie 2000, les prix du pétrole sont passés de 25 dollars en 2000 à 124 dollars en 2008, il y avait deux guerres au Moyen-Orient (Afghanistan et Iraq) et une lutte mondiale contre le terrorisme. Et pourtant l’inflation au Maroc comme partout dans le monde était restée à des niveaux modérés, avec un taux maximal de 4,23% en 2001. En effet, à l’époque la rigueur monétaire était de mise et la lutte contre l’inflation était le souci majeur des autorités monétaires.
I.2. …mais toute inflation se manifeste par une augmentation des prix
Pour la énième fois, l’inflation est un phénomène purement monétaire, caractérisé par un déséquilibre entre l’offre et la demande de monnaie. Elle se manifeste par l’accroissement général, durable et autoentretenu des prix et se traduit par une perte de pouvoir d’achat.Cette perte de pouvoir d’achat signifie tout simplement que pour la même quantité de travail fournie par un salarié, il achète moins de biens et services. En d’autres termes, le salaire qui couvrait les frais d’un mois, ne suffit plus le 15, et pourtant ni la quantité de travail ni la productivité du salarié n’ont régressé !
Ainsi, l’augmentation des prix de certains biens et services par rapport à d’autres, aussi forte soit-elle, ne peut en aucun cas être qualifiée d’inflation.Pour parler d’inflation, l’augmentation des prix est une condition nécessaire, mais pas suffisante. La hausse doit être :
 Générale, c’est-à -dire touchant l’ensemble (ou la grande majorité) des articles contenus dans l’indice des prix à la consommation. On doit être en présence d’un mouvement d’ensemble et non sur quelques articles.
 Durable, c’est-à -dire s’inscrivant dans un mouvement haussier sur plusieurs mois permettant de conclure à une tendance de fond et excluant tout mouvement passager exprimant un déséquilibre momentané sur le marché des biens et services ou sur le marché de travail.
 Autoentretenue, c’est-à -dire s’alimentant d’elle-même et non de facteurs exogènes. En économie, les phénomènes étudiés peuvent être affectés par des facteurs exogènes ou développant une dynamique interne liée au passage du temps comme seul (ou principal) facteur explicatif. En d’autres termes,le niveau d’inflation d’un mois augmente la probabilité de ce même niveau le mois suivant.
II. D’où nous vient cette inflation ?
II.1. Toute inflation est précédée par une phase de création monétaire
L’inflation est un déséquilibre macroéconomique, et monétaire pour être plus précis. Toute inflation est nécessairement précédée par une phase de forte création monétaire. Elle se manifeste par une progression de la masse monétaire (M3) plus rapide que celle du niveau de production (PIB), ce qui se traduit par une hausse de la demande et, par conséquent, une augmentation du niveau général des prix. Ce fut bien le cas au Maroc.
Au Maroc, la création monétaire a emprunté une pente ascendante, caractérisée par quatre phases :
* Depuis le PAS et jusqu’au début des années 2000, la création monétaire a été plutôt prudente et inférieure au niveau général des prix.
* A partir de l’année 2002, l’évolution de la masse monétaire sera plus rapide que celle du niveau général des prix, alimentée par la frénésie immobilière et boursière de l’époque.
* A partir de 2007, un nouveau palier de la politique monétaire sera franchi, où la progression de la masse monétaire sera non seulement plus rapide que le niveau des prix, mais progressera plus fortement que le niveau de production lui-même (M3/PIB supérieur à 100%).
* Enfin, pendant la crise de la Covid-19, la masse monétaire a connu un bond significatif. Pour faire face aux effets de la pandémie, la monnaie en circulation est passée entre 2020 et 2021 à respectivement 138% et 135% du PIB contre 119% en 2019.
Pour sa part, Bank-Al-Maghrib a adopté une politique monétaire accommodante, à coup de réduction des taux directeurs et de la réserve obligatoire pour stimuler la croissance économique, selon la recette Keynésienne qui consiste à favoriser la croissance par l’instrument monétaire.
Résultat, la croissance économique est restée dépendante de la pluviométrie et rythmée par la volatilité de l’activité agricole, mais le niveau de crédit a littéralement explosé. Tant et si bien que les crédits à l’économie ont bondi de 9,4% en croissance annuelle moyenne entre 2005 et 2020 quand le PIB n’a progressé que de moitié à 4,5% sur la même période. Cette injection massive de liquidités, au lieu d’augmenter le rythme de production, a fini par réveiller l’inflation qu’on croyait désormais insensible à la politique monétaire, tellement elle avait disparu des radars des responsables économiques et monétaires.
La « théorie quantitative de la monnaie » se révèle encore une fois extrêmement pertinente dans l’explication des limites de la création monétaire pour stimuler la croissance économique. Celle-ci est résumée par la fameuse formule :
MV = Py.
M désigne l'offre de monnaie, V est la vitesse de la monnaie (qui est inversement proportionnelle à la demande de monnaie), P est le niveau des prix, généralement mesuré par l'IPC, et y est le produit intérieur brut réel.
Si V et y sont constants, alors toute augmentation de M doit entraîner une augmentation de P. Plus généralement, bien sûr, V et y changent, mais de manière suffisamment prévisible pour les intégrer dans les mesures de politiques économique. Une simple preuve algébrique montre que la variation en pourcentage de M plus la variation en pourcentage de V doit être approximativement égale à la variation en pourcentage de P plus la variation en pourcentage de y.
Comme on a pu le constater à la lecture de l’évolution des taux d’inflation interannuels, on a commencé à sentir depuis le dernier trimestre de l’année 2021 que le mouvement haussier des prix n’avait rien de passager et que quelque chose de plus permanent était en train de s’installer, et ce, partout dans le monde.
On a compris que les injections massives de liquidités opérées par les principales banques centrales pour sortir de la crise de 2008 et surtout pour financier la Covid-19, ne pouvaient pas rester sans sanction et qu’elles avaient fini par sortir le mauvais génie de sa lampe.
II.2. Politique budgétaire et déclenchement de la spirale inflationniste
Le retour de l’inflation partout dans le monde a été également consécutif aux politiques budgétaires menées par les différents pays pour soutenir un tant soit peu la consommation des ménages et maintenir l’appareil productif des entreprises. Au Maroc, la baisse de la production de 6,3% en 2020 contre une diminution de 4,1% de la consommation des ménages et une hausse de 1,7% de la demande publique, ont fait que la consommation finale intérieure n’a régressé que 2,5%.
Ce déséquilibre a généré un excès de la demande intérieure (consommation des ménages et dépenses publiques) par rapport à l’offre intérieure (PIB). En effet, les mesures de maintien de de la demande par les dépenses publiques n’a eu aucun effet sur la production, ce qui a exercé une tension sur les marchés des biens et services et a conduit, conjointement avec l’excès de création monétaire, à la spirale inflationniste que nous vivions actuellement.
L’inflation qu’on n’a plus connu depuis le milieu des années 80 fit un retour fracassant. Elle avait tellement disparu des radars des décideurs, qu’on n’avait l’impression que quelle que soit la politique monétaire menée, une inflation faible était acquise. A tel point que certains économistes marocains appelaient, il y a à peine deux années, à davantage d’inflation en ouvrant les vannes de la liquidité pour soi-disant créer des emplois.Selon eux, il y aurait une relation inverse ente inflation et taux de chômage, en se basant sur la fameuse observation de l’économiste Philips. Or, celle-ci ne correspond pas à une loi économique, ni même d’une théorie. C’est une simple observation empirique qui peut se réaliser dans certains cas et pas dans d’autres. Cette idée vient d’une fausse interprétation de l’économiste néozélandais William Phillips qui avait observé que les salaires nominaux (et donc le niveau des prix) variaient inversement au niveau de chômage en Angleterre. Cependant, cette observation n’est pas valable dans tous les pays. Quelques années plus tard, lorsqu’on a testé cette équivalence une nouvelle fois en Angleterre, elle ne s’observait plus.
Dans ces conditions le retour de l’inflation n’était qu’une question de temps. Les déséquilibres de production nés de la crise de la Covid-19 en furent le déclencheur et le contexte international, le catalyseur.
III. Que faire maintenant ?
Poser le bon diagnostic est le début de la solution. S’agissant d’un déséquilibre macroéconomique, les leviers à activer pour juguler l’inflation ne peuvent relever que de la politique économique.
A ce titre, la décision de Bank-Al-Maghrib de relever le taux directeur était nécessaire, mais tardive d’au moins deux trimestres. En politique économique, le timing d’une décision est plus important que la décision elle-même, compte tenu des anticipations ou des réactions des agents économiques qui peuvent annuler la plus brillante des décisions.
Car contrairement à ce que dit M. Jouahri : « il vaut mieux payer un prix léger en agissant rapidement sur l’inflation à travers le relèvement du taux directeur, plutôt que d’attendre de la voir se généraliser et durer dans le temps », l’inflation s’est belle et bien installée, et nous sommes désormais dans le curatif plutôt que dans le préventif (qui est la marque d’une bonne politique monétaire). On aurait dû tenir un tel discours et prendre une telle résolution quand l’inflation était à 5% aux alentours du mois mars 2022. Mais avec un taux de 8 % et une pente haussière, on est presque dans l’inflation galopante (taux à 2 chiffres).
D’autre part, le relèvement de 50 pbs d’un seul coup n’est pas « un prix léger à payer ». C’est déjà une mesure assez forte, même si d’autres doses pourraient s’avérer nécessaires. L’augmentation de 75 pbs, comme ça a été discuté lors du conseil d’administration de BAM et heureusement évacué, aurait été catastrophique. Un prix léger à payer est un accroissement progressif de 25 pbs par trimestre.
Par ailleurs, affirmer que « malgré cette hausse de 50 pbs, l’impact sur la croissance du PIB sera limité entre 0,1 et 0,2% maximum » est au mieux pas précis. Car si le Gouverneur de la banque centrale s’est appuyé sur les mêmes modèles économétriques qui lui avaient prévu une inflation à 2 % en 2023, pour faire cette hypothèse, qu’il nous soit permis de douter fortement de sa validité scientifique.
Aujourd’hui personne ne peut prédire la vitesse de transmission de cette mesure (temps s’écoulant entre la hausse du taux et son impact sur les crédits et sur les prix), ni son impact réel sur l’investissement et la consommation, et encore moins sur le mouvement des prix. Et pour cause, nous manquons du recul historique nécessaire ; la dernière augmentation du taux directeur remonte à 14 ans. Et il faut voyager 36 ans dans le temps pour croiser un taux d’inflation aussi élevé. Nous sommes encore au stade de l’observation des effets d’une telle décision qui ne commencera à produire ses effets que dans quelques mois. Toute anticipation, dans ce contexte, relèverait de la spéculation.
Entre prendre une décision monétaire et en voir l’impact, il y a plusieurs phases à franchir. La vitesse de transmission dépend d’une pluralité de paramètres, dont essentiellement l’ajustement par les banques et la réaction (ou anticipation) des agents économiques. Mais globalement, la diffusion est plus lente sur les prêts à long terme par rapport aux prêts à la consommation et aux prêts à moyen terme. De même, elle est fortement influencée par les facteurs macroéconomiques et institutionnels du pays et par la profondeur de son marché des capitaux.
Si les agents économiques anticipent une décision monétaire (ou budgétaire), ils prennent leur disposition, ce qui en annule les effets ou du moins les réduit considérablement.
Mais ce qui est urgent à ce stade est de continuer à freiner autant que faire se peut la progression de la masse monétaire par rapport au PIB, ou du moins aligner la hausse des deux dans un premier temps. Et dans ce cas, c’est Bank Al Maghrib qui doit agir en asséchant les liquidités par une politique monétaire restrictive (hausse des taux directeurs et de la réserve obligatoire). Ainsi, à l’instar des solutions mises en place par plusieurs autres pays, la masse monétaire en circulation au Maroc doit reprendre un niveau d’augmentation dans la ligne du PIB. L’inconvénient de cette mesure c’est qu’elle va conduire à une récession économique. Mais c’est un mal momentané pour un bien durable et une lutte efficace contre l’inflation.
Toutefois pour en venir à bout, l’instrument monétaire est certes nécessaire, mais pas suffisant.
Le deuxième levier qu’il faut actionner concerne le dispositif budgétaire, notamment le PLF. Les mesures budgétaires et monétaires doivent aller dans le même sens. En d’autres termes, le gouvernement doit mener une politique de rigueur, en maîtrisant son déficit budgétaire par le contrôle des dépenses publiques. Toute augmentation de ce déficit risque d’accélérer davantage l’inflation. En effet, si l’État poursuit le rythme de dépenses publiques(fonctionnement et investissement) prévu dans le PLF, il créera de la demande publique, augmentera la demande finale et alimentera la spirale de hausse des prix.
Ainsi, la décision du ministère de l’Économie et des Finances de maintenir le calendrier de réalisation de tous les chantiers qu’il a prévus et de les financer par une augmentation des impôts risque d’exacerber la crise actuelle. D’abord cela risque de ralentir davantage la croissance de la production par rapport à la masse monétaire, dont l’expansion sera nourrie par la hausse de ces mêmes dépenses publiques.
Le gouvernement doit maîtriser le déficit budgétaire, en contrôlant l’évolution des dépenses publiques pour réduire le niveau de la demande globale et calmer le mouvement des prix à la consommation, et ce, sans recours à une sanction fiscale. Cette dernière ne fera que freiner l’investissement et la production. L’exécutif est appelé à mettre de l’ordre dans les priorités, en limitant les dépenses publiques aux projets strictement nécessaires au soutien de l’offre.
Avec le PLF 2023, le gouvernement ne s’aligne pas sur l’appel de Sa Majesté le roi Mohammed VI au secteur privé, l’exhortant à assumer ses responsabilités. Il envoie en revanche des signaux contradictoires. Pour que ledit secteur s’engage davantage en termes d’investissement, lui imposer une augmentation des impôts, serait un très mauvais signal. Aujourd’hui, au lieu d’augmenter le taux d’impôt sur les catégories déjà fortement imposées, il faut financer les dépenses par l’extension de la base imposable et la généralisation des impôts aux catégories qui y échappent alors qu’elles opèrent dans des secteurs ayant pignon sur rue.
La lutte contre l’inflation est à peine entamée, et on peut mettre une longue période avant d’en venir à bout. A titre de référence historique, l’inflation du début des années 70 n’a été contenue que vers la fin des années 80, c’est dire le chemin à parcourir. Plutôt, on commencerait le travail, mieux c’est. Les facteurs clefs de succès en la matière peuvent se résumer en trois mots :
* Conscience de l’essence du phénomène et de l’ampleur du problème.
* Alignement des différentes politiques sur le même objectif de juguler l’inflation.
* Célérité dans l’action, car tout retard ralentirait considérablement les délais de sortie et en renchérirait le coût.
CHRONIQUES HEBDOMADAIRES DE l'IMRI