LA FRANCE BRULE-T-ELLE ?
Dominique Martin Vice-Président de l’IMRI (Institut Marocain des Relations Internationales)
Le monde entier a assisté depuis dix jours, stupéfait, à une succession de manifestations, en France, qui, tant par leur ampleur que par le déchaînement de violences rarement connues, dans de nombreuses villes, posent des questions cruciales. Ces mouvements de grande ampleur, contre la réforme des retraites, (au demeurant légaux autant que légitimes d’un point de vue social, dans une démocratie), sont systématiquement gangrénés par les assauts de casseurs. Et, surtout, de black blocs, parfois venus spécialement de l’étranger, pour « en découdre ». Comme cela s’est répété, avec plus de gravité encore, ce samedi 24 mars dernier, à l’occasion du rassemblement des écologistes dans la ville de Sainte Soline (Deux sèvres). Quoique là , l’enjeu est tout autre : les manifestants écologistes protestaient, pour la deuxième fois consécutive, contre la création de réserves d’eau, destinées à accroitre les capacités d’irrigation. Mais dans leur sillage, des militants se réclamant de la « juste violence révolutionnaire » et autres casseurs professionnels, ont mené des offensives quasi- guerrières, contre les forces de l’ordre. Le bilan s’avère ici plus lourd que dans les neuf premières manifestations contre la réforme des retraites : cars de gendarmerie incendiés, ripostes par l’usage d’armes par destination : les gendarmes saisiront pêle-mêle couteaux, haches, machettes, grenades explosives, jetés délibérément sur les forces de l’ordre.
COMMENT EN EST-ON ARRIVE LA ?
L’élément déclencheur a été le recours par le gouvernement d’Elisabeth Borne à l’arme du 49.3.
Spécificité constitutionnelle de la V° République Française, voulue par le Général de Gaulle, en 1958, pour remédier, dans certains cas, à l’absence d’une majorité, et permettre de faire passer, ainsi, une loi sans vote. Cette disposition a pour contrepartie, la possibilité pour l’opposition de déposer une motion de censure, qui, permet de renverser le gouvernement. Craignant précisément que sa loi sur les retraites ne soit pas adoptée (du fait de la défection attendue d’une partie des députés Les Républicains), le Président Macron, contre vents et marées (au point que 70% des français interrogés désapprouvent la loi), malgré de longues semaines es semaines de négociations avec les partenaires sociaux, qui se sont soldées par un échec, a voulu « rester droit dans ses bottes », considérant qu’une telle réforme, même impopulaire, devait être mise en oeuvre. Sur fond d’un mécontentement général, cet usage du 49.3 a profondément choqué l’opinion. Faut-il pour autant vouer l’article 49.3 aux gémonies ? Il faut remarquer, tout d’abord, que le 49.3 fut utilisé de maintes fois, par le passé, en particulier par le Premier Ministre Michel Rocard, pendant trois ans, à fin du deuxième septennat de François Mitterrand (1987-1994). On rétorque, parmi les nombreux opposants, qu’une telle mesure ne convenait pas, pour faire passer « en force » une réforme aussi fondamentale que celle des retraites. Mais, le Président Sarkozy, quinze ans avant, avait, lui aussi, reculé l’âge de la retraite de 60 à 62 ans. Sans prétendre trancher sur la question de savoir si, quoique constitutionnel, le 49.3 serait « un déni de la démocratie », au service d’un Président « Monarque Républicain », jugé par beaucoup trop « arrogant », il faut remarquer que, dans aucun pays, aucune réforme des retraites n’a jamais reçu l’approbation de la majorité de la population. Et, des pays tels que la Suède, l’Espagne, l’Allemagne, parmi d’autres, ont porté dans les années récentes, l’âge départ minimum à 67 ans, essentiellement du fait des évolutions démographiques.
DES VIOLENCES EMEUTIERES AUX VIOLENCES POLICIERES EN QUESTION
Mais cet accroissement de confrontations de plus en plus violentes, de manifestations en manifestations, qu’elles soient autorisées (la plupart du temps) ou interdites (comme ce fut le cas, ce samedi, à Sainte Soline), pose bien des problèmes. Un sondage montre que près de 25% des Français, interrogés, sans cautionner ces formes de violence, se résignent à constater que le recours à de telles pratiques entre dans l’ordre des choses. Ce qui se traduit par deux débats fondamentaux, eu égard à la préservation des normes démocratiques. D’une part, depuis l’épisode des « Gilets jaunes », les
images télévisuelles ont révélé la montée en puissance de pratiques ultraviolentes, dans des véritables combats de rue. L’idéologie des black blocs diffère, toutefois, du recours par des minorités terroristes de formes de violence, qui, au nom de la défense d’une cause idéologique (des franges néofascistes aux militants de l’ultragauche, en passant par les nouvelles idéologies qui se servent de l’Islam, pour propager le dessein d’un retour à la charia et instaurer un nouveau Califat). Une autre différence, très significative, est que le terrorisme, s’attaque délibérément aux civils, avec pour but de créer un climat de terreur. Les blacks blocs visent, eux, par des actions délibérément agressives contre les policiers ou les symboles de l’Etat, à préparer des insurrections, auxquelles ont renoncé les syndicats comme les partis politiques.
En ce sens, le mouvement actuel diffère, aussi, de celui des Gilets jaunes : même si on constate la permanence de « corps à corps », surtout en milieu urbain, la motivation des black blocs ne se réduit pas non plus à celui de « voyous casseurs » ou du petit peuple en colère. Certains évoquent le lointain mai 68, que nous avons vécu personnellement, en spectateur : jets de pavés, déterrés boulevard Saint Michel, embrasement des rues du Quartier Latin, etc.. Les « styles » ont-ils changé ?
Il est vrai que, du côté des forces de l’ordre, les ripostes aux émeutiers ont favorisé la création, en France, ces dernières années, de « brigades spéciales », dont les pratiques tendent, parfois, à s’éloigner du strict souci de « maintien de l’ordre », cher à la République. Des situations inédites apparaissent, où la traditionnelle « bavure policière » sert de justification à une volonté de réprimer les manifestants. Assauts groupés violents de policiers, ou encore certaines dérives de l’infiltration au cœur des émeutiers, tel l’attelage d’un policier motorisé et d’un « observateur » conduisent à des excès répréhensibles. Du côté des émeutiers, il est clair que la tactique de l’infiltration en tête de manifestations pacifiques, relève d’une volonté de s’affronter, avant tout, à la police. Plus encore que lors du mouvement des Gilets Jaunes, cette collusion non voulue entre manifestants pacifiques et émeutiers, ne nourrit-elle pas une dangereuse escalade de la violence ? Il est remarquable que, depuis deux jours, une pétition condamnant les BRAV-M a obtenu 140000 soutiens, en vue de sa dissolution.
SORTIR DE L’EMBRASEMENT PAR LE RETOUR DE LA CONCERTATION
Quand on assiste, par exemple, à l’incendie de la porte de la mairie de Bordeaux ; quand certains leaders politiques, à l’instar de l’extrême-gauche, justifient mezzo voce, la violence des émeutiers, au nom d’une quasi « légitime défense » du Peuple en danger, on s’écarte dangereusement d’une légitime colère contre une réforme, certes adoptée au pas de charge. Ce qui aggrave les choses, dans une société où l’information est libre, en tout cas, multiple, est qu’on a pu voir ces jours-ci, circuler des videos, prises de façon clandestine, attestant, qu’un petit groupe de policiers, appartenant précisément aux BRAV-M, ont, lors de récentes manifestations, harcelé, matraqué et injurié des manifestant(e)s tout à fait pacifiques. Hier, les autorités de régulation de la police nationale, l’IGPN, par la voix de sa directrice, ont assuré qu’une enquête était ouverte, et que ces policiers déviants seront sanctionnés, et déférés devant la justice. Ce mardi 28 mars, les heurts sont restés limités, et on a même, en fin de journée, assisté à des danses joyeuses, sous l’œil satisfait des policiers, à Paris !
Il est vrai, qu’à côté des bavures et excès, la police nationale conserve dans l’opinion majoritaire une bonne image. Cette police a elle-même beaucoup souffert de journées harassantes, consacrées au combat de rue.
Mais le plus notable est que, sur fond de désaccords importants, des sorties de crise semblent se profiler. Du côté du pouvoir, le Président de la République a nuancé son discours et se tient prêt, à tout moment, à recevoir l’intersyndicale. Tout en misant sur le déroulement d’un processus démocratique, dont l’étape finale devrait être l’avis du Conseil Constitutionnel, il ne cache pas qu’il se situe désormais au-delà du vote de la loi, et qu’elle sera promulguée, si le Conseil Constitutionnel donne son feu vert. Les éléments de langage ont ainsi très vite changé : E. Macron, il y a quelques jours, fustigeait les « factieux et les factions », termes à résonnance gaulliste, mais l’heure n’est plus à la lutte contre les généraux « félons », qui, d’Alger, en 1962, menaçaient la République. On ne peut s’empêcher de faire le parallèle, aussi, avec la « chienlit » dénoncée avec mépris par le Général de
Gaulle, en mai 1968. Mais ce discours ne passe guère, car Mai 1968 est un vague souvenir dans la mémoire collective, d’une révolution rêveuse. Le Président compte aussi sur un élargissement de sa majorité relative, en appelant à ouvrir l’espace politique. Entendons par là un appel, à droite, aux
Républicains. La Première Ministre, quant à elle, a surpris tout le monde, en déclarant qu’à l’exception des lois financières, elle s’abstiendrait à l’avenir d’user du 49.3.
Du côté des partenaires sociaux, il faut continuer à compter avec le leader de la CFDT, qui n’aura sans doute fait qu’une alliance de circonstance avec la CGT. Là encore, un certain flou règne, car mardi, Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, proposait une « médiation » entre le Président de la République et les partenaires sociaux. Proposition assortie, d’ailleurs, de la ferme intention de ne pas abandonner le projet de remettre en cause la loi, éventuellement en négociant une « pause », avant sa promulgation. Il reste que des chantiers importants attendent, auxquels le Président Macron veut
s’atteler : réforme du travail, questions de la pénibilité, loi sur l’immigration, loi sur la fin de vie, mise à plat de l’épineux dossier de la santé et des détériorations des hôpitaux, et aussi une profonde avancée sur le dossier de l’écologie. Face à des Français qui payent cher la succession du COVID, la hausse des prix liée au redémarrage de l’inflation, un appauvrissement relatif aussi, non seulement des couches populaires, mais de façon tendancielle des classes moyennes, il est urgent de prendre les problèmes à bras le corps, d’autant plus que le soutien à l’Ukraine, dans sa guerre contre l’agresseur russe, conduit à envisager sérieusement, partout en Europe, à accroître le budget des armées.
CHRONIQUES HEBDOMADAIRES DE l'IMRI