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Les soulèvements arabes depuis 2011 : de l’émotion au mouvement social

Mr Dominique Martin
Professeur émérite à l’Université de Lyon 2, Université Mohammed VI, Rabat Souissi.

RESUME :



Le réexamen de huit pays arabes, marqués diversement par des soulèvements de la rue en 2011, montre, qu’au-delà d’un prétendu « romantisme », les « mobilisations improbables », qui ont secoué et parfois durablement déstabilisé les régimes despotiques issus de la période post coloniale, prennent leur racine dans l’exaspération longtemps contenue face à des systèmes d’oppression politique jusqu’à l’insoutenable. L’effervescence inattendue des foules et la mobilisation intense d’affects individuels et collectifs sur des lieux symboliques requièrent, aussi, de réinterroger le corpus des théories des émotions en sciences sociales. Cette contribution tente, enfin, de rendre compte des difficultés qu’ont connu ces soulèvements à passer d’une puissance inégalée de renversement de l’ordre établi à la construction de mouvements sociaux durables : la re-légitimation partielle de l’ordre qui suit les communions fusionnelles au sein du nouvel espace public, au-delà de la frustration populaire, témoigne de la force de réaction d’acteurs politiques stratèges face au déficit de capacité organisatrice des contestations. Plus profondément, ces mouvements, s’ils ont secoué le joug de certaines dictatures, échouent à remettre en cause les fondements de l’ordre social complexe traditionnel de la plupart des pays arabes.



Mots clés : printemps arabe, théorie des émotions, mouvement social, transition démocratique, rapports sociaux

INTRODUCTION :



De la Tunisie à Bahrein, en passant par l’Egypte, et par l’effet de ce que certains appellent un « jeu de dominos », dans de nombreux pays qui vivaient sous le joug de dictatures implacables, les soulèvements du printemps 2011 ont fait l’effet d’un coup de tonnerre dans un ciel apparemment serein. Les puissances occidentales –sans doute obnubilées par le spectre du 11 septembre 2001- n’avaient, elles mêmes, cessé de donner des gages aux régimes en place, tout occupés eux aussi à brandir la menace du terrorisme. Ces mouvements ont été souvent jugés en référence à des soulèvements précédents, dont les plus récents furent les mobilisations populaires en Europe centrale, qui, en 1989 et 1990, ont contribué à abattre les régimes communistes. Plus lointainement, les révolutions nationalistes de 1848 en Europe ont alimenté une interprétation romantique du soulèvement des peuples contre les tyrans, quand l’ombre portée de mai 1968 dans le monde ne cesse, non plus, de catalyser des critiques conservatrices de la fragilité et de l’irrationalité des insurrections de la jeunesse.



Ces interprétations, pour intéressantes qu’elles soient dans un souci de comparaison historique, ont le tort d’amalgamer des réalités sociologiquement très différentes, ou de réduire les soulèvements à un effet d’immaturité d’une partie du corps social, auquel on oppose la reprise en main soit disant « rationnelle » de la gestion de l’espace public par les forces politiques constituées. A l’inverse, les théories dites de la « transition démocratique » voient un peu rapidement dans ces mobilisations les signes avant coureurs d’une irrésistible montée vers la démocratie dans les pays du Maghreb, jadis jugés réfractaires en terre d’Islam. Notre propos sera plus prudent : il vise d’abord à montrer que, contre toute attente, les soulèvements de la rue arabe de 2011 constituent une nouvelle étape historique de la contestation de l’ordre instauré par des pouvoirs tyranniques, qu’il faut replacer dans le contexte de la confiscation de révolutions postcoloniales par des régimes despotiques, dès les années 70 ; plus lointainement aussi, de l’expérience millénaire en terre d’Islam d’une histoire marquée par la tyrannie. Il y a moins, en ce sens, un effet de dominos (à l’instar de l’Europe centrale, où les mobilisations populaires ne sont pas les seuls déclencheurs de la rupture avec le système communiste) qu’un véritable « tsunami » (pour reprendre l’expression de A. Basbous, 2012), qui s’étend par contagion populaire jusqu’à des monarchies du golfe apparemment protégées par le règne des pétrodollars.



Comment expliquer, aussi, la forme de ces soulèvements, le plus souvent spontanés, non violents, inorganisés, qui rassemblent, sur des places devenues vite symboliques (de la place de Sidi Bouzid et l’avenue Bourguiba de Tunis, à la place Tahrir au Caire, à la place de la Perle à Bahrein et à la place Sahat al Taghyr au Yemen), quantité de jeunes, mais aussi de moins jeunes, de femmes, de militants associatifs, de représentants cultuels, mais aussi d’intellectuels? Le recours aux théories de l’émotion, et plus particulièrement, celles qui mettent en avant le phénomène de l’effervescence des foules, offre un point de repère indispensable, pour rendre compte de la dynamique des mobilisations: c’est au cœur des soulèvements, qui opèrent une rupture de l’ordre établi par « contagion sacrificielle » des émotions (J. Beauchard, 1985), que se développe une puissance de renversement sans pareille et que l’attraction collective s’impose comme dynamique centrale (E. Canetti, 1966). Ces mobilisations « fusionnelles », malgré leur répétition, surtout en Tunisie et en Egypte, n’ont pas évité, soit la récupération par des acteurs stratèges, soit la confiscation de leur dynamique par les processus d’institutionnalisation qui ont présidé à la mise en place dans certains pays de réformes ouvrant la voie incertaine à un espace démocratique. Le triomphe des mouvements islamistes, mieux organisés, fait ainsi peser, aujourd’hui, sur la plupart des pays qui ont connu cette effervescence, le danger d’une désespérance sociale et politique, face à l’installation de nouveaux pouvoirs autoritaires.



C’est donc le sens du mouvement social qui est en question : nous nous référerons à A. Touraine (A. Touraine, 1973, 1978, 2008) pour questionner le devenir des mouvements à la lumière de la notion de « mouvement social » : loin d’être aux antipodes, l’émotion collective lors des soulèvements constitue l’enracinement charnel d’une dynamique qui, de l’identité à la totalité, pourrait permettre de construire une puissance de renversement, qui débouche sur une capacité des acteurs du mouvement à définir des alternatives historiques à la domination politique. Ainsi réexaminés, on le verra, les mouvements arabes de 2011 font en réalité apparaître, in fine, une variété de scenarii selon les pays : si l’on excepte le cas des pays où s’installe plus ou moins ouvertement une guerre civile, à l’issue incertaine, comme en Syrie (où c’est, plus largement, l’équilibre global de la région qui est aujourd’hui en cause), ces mouvements ont, certes, secoué le joug de certaines dictatures, mais les fondements traditionnels de l’ordre social restent inchangés ; autant que subsiste, là où des institutions démocratiques ont vu le jour, l’incertitude sur la pérennisation des nouveaux pouvoirs, désormais aux mains de l’islamisme politique conservateur.



LA LONGUE EXASPERATION FACE A L’OPPRESSION

Le poids du passé



Le monde arabe a connu trois vagues historiques d’oppression politique, d’inégale durée et de formes diverses : pendant plus de quatorze siècles, comme le décrit l’intellectuel égyptien Alaa al Aswani, auteur de L’Immeuble Yacobian, l’islam politique a fait peser le joug de sa domination, entachée de népotisme, de violence et des pires cruautés sur l’ensemble du Maghreb et du Moyen Orient. Dans la même veine, le poète syrien Adonis écrivait, en 2011, que les arabes n’ont jamais connu la démocratie, car le monde islamique ignore la liberté individuelle et la valeur de l’expérience humaine (cités par A. Basbous, 2012, p. 16-17). La colonisation européenne, qui met fin au joug ottoman, instaure de son côté un système profondément asymétrique, que G. Balandier appelle justement, dès les années 50, la colonialité (G. Balandier, 1951): système qui, au-delà de la conquête et de l’exploitation de territoires et de ressources matérielles et humaines, officialise une relation d’inégalité et d’infériorité structurelle entre le colonisateur et le colonisé, joue de l’équivoque d’un certain développement économique, d’une organisation politique et sociale de style européenne et de la domestication intelligente des élites arabes, jusqu’à la fin des années 50.



Malgré la décolonisation, bien des pays arabes conservent les traces culturelles d’une déférence à l’égard de l’ancien occupant, ce qui légitime de surcroît la radicalité des nouveaux régimes nationalistes des années 60, en particulier sous l’égide de Nasser (en conflit récurrent avec des pétromonarchies accusées de soutien au sionisme et à l’impérialisme). C’est la dérive de ces régimes nationalistes, à partir des années 80, quand leurs dirigeants - qui se targuaient d’être révolutionnaires - , se muent en autocrates, qui marque profondément les esprits contemporains : d’une certaine manière, la violence et l’incurie économique des dictatures érigées sur les oripeaux des révolutions nationalistes arabes (de l’Algérie à la Syrie) ont pesé de tout leur poids dans la précipitation des mouvements de la rue arabe en 2011, sans doute plus que le souvenir de l’oppression coloniale ou de la lutte contre l’impérialisme et le sionisme (on ne trouve pas trace, dans les slogans des manifestants, d’allusions à ces deux formes de lutte, qui ont longtemps servi de prétexte à la revendication d’une unité arabe).



Les soulèvements de 2011 –s’ils n’ont pas été les premiers dans la région depuis 30 ans- ne sont pas non plus le fruit du hasard : l’étincelle de Sidi Bouzid ne fait qu’attiser le feu d’une révolte qui tire sa puissance de l’exaspération à l’encontre de la dictature. D’autres suicides par le feu avaient eu lieu auparavant ; en Algérie, les pendaisons de jeunes désespérés sont courantes depuis un certain nombre d’années. Ce n’est pas la contingence de l’évènement qui intéresse même l’historien, mais le faisceau de séries causales qui le précèdent, le sociologue – quant à lui- se préoccupant des récurrences dans des contextes donnés. A bien des égards, donc, les évènements de Tunisie et ceux qui par contagion se sont produits dans les mois qui ont suivi accréditent la thèse de « mouvements sociaux improbables », ceci pour plusieurs séries de raisons.

Rompre avec des régimes despotiques



Tout d’abord, les dictatures et les régimes despotiques de la région ont édifié un ensemble de remparts dignes de plus belles heures de l’Union soviétique : dans des Etats quadrillés par la police et l’armée, au service d’un clan familial au pouvoir, les possibilités de contestation étaient très réduites. A cet égard, ce n’est ni la force démographique de la jeunesse ni l’outil internet qui a fait la différence : le combat s’est souvent déroulé à main nue, la poitrine offerte aux chars ou aux mitraillettes ; quelque chose donc de plus puissant que la seule crainte des dispositifs policiers était à l’œuvre. D’autre part, les régimes despotiques bénéficient d’une alliance tacite avec l’étranger, particulièrement les anciennes puissances coloniales, qui soutiennent moins la férocité des dictatures que le fragile équilibre d’une région susceptible de s’enflammer sous les coups du terrorisme. Il faut, aussi, tenir compte du contexte de l’islam politique et social lui-même, où comme le rappelle A. Basbous trois séries d’interdits structurent les mentalités : le tabou social (aib), le tabou institutionnel (mamnou) et le tabou religieux (haram) (Basbous, p. 18). Cette force des tabous est sans doute, à notre avis, plus puissante que l’aversion des islamistes radicaux à l’égard de la démocratie. Qu’un petit vendeur de rue ait pu déclencher une telle pandémie de révoltes apparaît aujourd’hui encore comme une transgression inouïe, si l’on tient compte des mentalités qui légitimaient, quelque part, l’ordre établi, fût-il profondément injuste, de la plupart des pays arabes.



Enfin, bien des arguments politiques et sociaux rendaient cette insurrection – au départ émeutière- improbable : l’absence d’espace public, au sens où les révolutions européennes ont contribué à les instaurer tout au long du XIX° siècle, et son corollaire, la faiblesse des intellectuels (en exil ou à l’asile, dira-t-on en plaisantant…) ; la faible organisation de la société civile (ni les syndicats ni les relais associatifs, ni les élites politiques, ou ce qui en subsistait ne jouent un rôle suffisant pour faire contrepoids au pouvoir central) ; la dominance, aussi, sur le plan social d’une couche de population rurale, souvent analphabète, prompte au conservatisme ou réfugiée dans une opposition discrète de type religieuse (n’oublions pas qu’en Tunisie, particulièrement, les représentants de l’islam politique ont fait l’objet de très vives persécutions et sont réfugiés en Angleterre, principalement).



Les mobilisations populaires se déclenchent le plus souvent à partir de faits anodins et, si elles font tache d’huile, c’est moins parce qu’elles sont manipulées par des « entrepreneurs moraux » (ce qui certes arrive, mais ne suffit pas à assurer leur succès) que parce qu’elles révèlent des lignes de fracture politique entre des communautés d’action , qui entrent dans un processus de confrontation radicale et violente (J.D. Reynaud, 1988). Ce fut spécifiquement le cas lors des soulèvements arabes de 2011 (à ceci près, nous y reviendrons, que face à la communauté d’action du pouvoir, celle des manifestants n’a constitué que l’ébauche d’un mouvement social, du fait de son incapacité à structurer une organisation et un projet alternatif). Ces lignes de rupture ne sont pas que rarement présentes dans une simple émeute, la plupart du temps vouée à n’être qu’une éruption passagère, fruit d’une agrégation transitoire d’individus plus que de véritables acteurs et dénuée d’appui sur un projet d’action à plus long terme (ce que A. Touraine appelle, au contraire, une lutte défensive au niveau de l’organisation, A. Touraine, 1978).



Si la nécessité de bien définir les termes souvent utilisés de façon interchangeable (émeute, protestation, revendication, soulèvement, révolte, etc..) s’avère conceptuellement décisive, elle n’en est pas moins difficile, étant donné le fréquent mélange d’approche empirique et d’approche théorique. Nous pencherons ici pour le terme de « soulèvements » ou de « révoltes » (en ce qui concerne les mobilisations arabes), car même si ils ont commencé par une dynamique émeutière, ils ont très vite porté la dimension d’une volonté de changer le système politique par une action collective maîtrisée. En ce sens, les mobilisations de 2011 diffèrent des émeutes de la faim qu’on connu divers pays quelques années auparavant. C’est précisément parce qu’ils étaient, d’emblée, nourris de l’exaspération à l’égard de systèmes despotique et des manigances de leurs dirigeants, qu’ils sont devenus emblématiques.



La volonté de rupture, bien signifiée par les slogans et les pancartes que brandissent les manifestants, c’est d’abord la fin de la confiscation de tous les pouvoirs par une élite dirigeante qui ne suscite plus que la haine, en réponse au mépris dans lequel elle tient le peuple (hogra). Les formes que cette contestation prend depuis des années est variable : confiscation des idéaux révolutionnaires, évolution des régimes vers des systèmes claniques quasi héréditaires, gérontocratie dominante au pouvoir ; de la Tunisie à l’Arabie, de l’Egypte au Yemen, de la Lybie à la Syrie ou à Bahrein (où le Prince se masque derrière une façade démocratique), on observe le même cortège de rejet à l’égard de ceux qui ont accaparé les leviers de commande de l’Etat pour leur plus grand bénéfice personnel. Rejet, aussi, des privilèges arrogants que ces régimes ont octroyé à leurs fidèles serviteurs : familles, clans, clients divers, nomenklatura constituée de la chaine de tous les exécutants des basses œuvres (le triste Ministère de l’Intérieur, en Egypte, qui commanditait emprisonnements, tortures et exécutions, s’écroulera contre toute attente en quelques jours, faute pour le Raïs d’avoir pris la mesure de l’ampleur de la contestation) ; auxquels il faut ajouter les hommes d’affaire, qui, dans l’entourage proche des tyrans, ont largement profité de leur position pour accumuler des richesses souvent cachées à l’étranger. Dans le même ordre d’idée, les fouilles du palais de Bucarest, lors de la chute de Ceausescu, dans la Roumanie de 1990, avait permis de mettre à jour de formidables réserves de billets de banque, de matériels et de nourriture, au plus grand scandale d’une population démunie et affamée…



Cette spoliation à grande échelle de dictatures familiales (placement des dignitaires aux postes clés, règne de l’argent roi, corruption des fonctionnaires jusqu’aux plus bas niveaux, souvent sur la base d’une redistribution des gains et des rémunérations symboliques en fonction de l’importance du grade) toucha en premier lieu les bras armés des régimes, la police et les corps d’armée : de l’Algérie au Moyen Orient en passant par les dictatures du Maghreb, c’est le même principe du partage entre les fidèles de la manne économique. Un véritable système militaro-industriel fut mis en place, dont les monarchies rentières du Golfe donnèrent le premier exemple. Il est remarquable que les nouveaux pouvoirs islamiques, sous la férule des Frères musulmans, ont rapidement chaussé les bottes de méthodes qui ont fait leurs preuves, à ceci près que la distribution relative de la manne permet de calmer les ardeurs de populations paupérisées et d’acheter ainsi à la fois la paix sociale et la loyauté de tous les prolétaires fascinés par la générosité des pétromonarchies, qui sonne comme une providentielle revanche sur leur destin social (ce que G. Kepel, parlant de la « machine Frériste » appelle « l’aumône en pétrodollar de la Péninsule arabique », Kepel, 2013, p. 195).



La rançon de cette domination, c’est aussi la répression systématique et sanglante de toute velléité d’opposition : éliminations physiques arbitraires, musèlement des organes d’information, justice aux ordres et expéditive, mépris pour les droits humains, qui, au-delà des tortures et des meurtres courants dans l’ensemble de ces régimes, culmine en Syrie, avec une barbarie de masse rarement égalée. Sans doute, là aussi, ceux qui se sont enhardis, comme en Egypte ou au Yémen à braver les forces de sécurité du régime ont-ils eu en mémoire la longue expérience de tous ceux qui sont tombés avant eux sous les coups des bourreaux. A cet égard, comme le dit très bien J. Beauchard, ils furent sans doute saisis de cette transe liée à la célébration des « Chahids » : « Ceux qui allaient mourir et ceux qui avaient offert leur vie libèrent une puissance sociale radicale : rien ne pouvait s’y opposer, tant la mort ne fit que renforcer le soulèvement et sa légitimité » (Beauchard, 2011, p. 3). Comme le dit, aussi, B. Guetta (cité par J. Beauchard, in revue géopolitique, mai 2011) « les morts engendrent les manifestants du lendemain » et le face à face de la foule fusionnelle avec le pouvoir instaure une dualité tragique, celle de l’inéluctable sacrifice, à son tour, de celui qui incarnait la puissance politique.



Il faut, enfin, mentionner l’arsenal de la « communication apparente », dont usèrent les régimes tyranniques du Maghreb à l’égard des masses, au point de créer une large désillusion qui emporta finalement les mensonges : les mises en scène du pouvoir ont laissé place, au fil des ans, à l’indifférence, au mépris ou à cette ironie qu’on retrouve au cœur des manifestations : sans doute les jeunes égyptiens qui protestent place Tahrir (à l’exception des intellectuels) n’ont pas conservé la mémoire de Nasser ; il reste que le dirigeant décadent qu’est devenu Moubarak n’inspire plus le même respect (ses apparitions en public, lors de son procès, ensuite, malade et allongé sur une civière, derrière une cabine de verre, illustrent bien que le Roi est désormais nu). Fait significatif, le fameux slogan « dégage » témoigne de l’irrévérence qu’inspire un dictateur promis à la déchéance.



De la même façon, les masques idéologiques derrière lesquels le pouvoir tentait depuis de longues années de dissimuler son autocratie, tombent un à un : la préservation de l’unité arabe, l’impérieux devoir de lutter contre Israël autant que contre les impérialistes occidentaux puis contre le fer de lance des islamistes radicaux, au nom de la lutte contre le terrorisme ; le ressentiment anti colonial, aussi, qui fut dès le départ, en Egypte comme en Algérie l’un des ciments les plus puissants de la ferveur nationaliste. Tout cet arsenal, devenu rhétorique, apparaît comme de vains moyens de retarder l’émancipation du peuple à l’égard de révolutions confisquées. L’incompatibilité longtemps déclarée, aussi, de la démocratie avec l’Islam apparaît comme une pseudo justification de la pérennité de régimes qui bafouent la souveraineté populaire : des affirmations de Moubarak à ses interlocuteurs américains à l’arrogance des dirigeants du parti Baas, en Syrie, qui déclarent que le peuple manque de culture démocratique pour participer aux affaires du pays.



PUISSANCE DES EMOTIONS ET DIMENSION NORMATIVE DE L’ACTION COLLECTIVE

Retour sur la psychologie des foules



L’exaspération est donc au cœur des révoltes arabes et c’est ainsi que l’émotion prend une dimension capitale, une fois de plus, dans la construction des dynamiques de mobilisation populaire. Il n’est pas sans importance, tout d’abord, de rappeler qu’elles se déroulent au sein de foules, agrégées sans doute au départ de façon relativement spontanée, mais qui, avec le temps, deviennent des formes de rassemblement de masse qui défient le pouvoir. De nombreux théoriciens se sont penchés sur les phénomènes de foule : de Le Bon à Freud, l’accent est mis, soit sur la résurgence de pulsions archaïques, soit sur le caractère sui generis des comportements collectifs en foule, dans leur rapport avec l’inconscient. Freud relisant Le Bon insiste sur un ensemble de propriétés des conduites individuelles en situation de foule :

a) les individus acquièrent un sentiment de « puissance invincible », d’autant plus enivrant qu’ils peuvent s’en sentir irresponsables, ce que Freud attribue aux processus de défoulement des motions pulsionnelles inconscientes ; b) la foule attise des contagions mentales, quasi-hypnotiques, ce qui peut amener l’individu à sacrifier son intérêt personnel (et jusqu’à sa vie) à l’intérêt collectif ; c) les foules agissantes accroissent la suggestibilité de l’individu, au point de lui faire perdre la conscience de ses actes : il ne s’agit plus de quasi hypnose, mais bien d’hypnose (pour Freud, celui qui tient lieu d’hypnotiseur sera le leader) ; d) enfin, la foule obéit à une logique de l’inconscient, plus que de la raison : « impulsive, mobile, irritable »… au point que même l’instinct de conservation peut s’y trouver compromis (Freud, 2005, p. 144-148).



Il n’est pas sans intérêt, non plus, de rappeler les célèbres analyses d’E. Durkheim sur l’effervescence collective : dans la transe qui emporte les agents sociaux, au cours des multiples manifestations de communion de groupe (dont Durkheim attribue l’origine aux expériences que la Société se donne à elle-même de la sacralité, à travers les rites, les symboles et les interactions fondatrices de sa dimension spirituelle), les individus sont en quelque sorte « électrisés » par une énergie qui les traverse et les transcende. Pour Durkheim, au-delà des institutions, c’est toujours de cette ferveur que renaît le lien social. Les auteurs post Durkheimiens ont souvent fait une relecture agonistique de cette « effervescence collective » (cf Collins, 1975) : c’est au cours de la « crise sacrificielle » que s’éprouve la puissance de contestation du pouvoir de celui qui, en face, symbolise le pouvoir. L’émotion au cœur des manifestations, et en premier lieu, l’expression de la dignité bafouée, engendre directement un mélange de peur, d’insulte et d’agression. Relisant ainsi les mouvements arabes, J. Beauchard y voit la puissance d’un ciment qui à la fois catalyse la volonté sacrificielle et unit les manifestants dans une effervescence émeutière, susceptible d’engendrer des défilés protestataires, où s’expérimente le vécu collectif du « groupe en fusion ».



Jean Paul Sartre fut sans doute l’inventeur de ce vocable, dans sa fameuse typologie des statuts ontologiques de l’être en groupe, qui oppose en particulier terme à terme la « le groupe sériel » et le « groupe en fusion » (Sartre, 1962). Dans la sérialité, chacun, séparé des autres, agit par lui-même, ou sous l’influence de conduites réflexes (ainsi, l’attente d’un autobus dans une file) ; dans le groupe en fusion, un sentiment puissant d « appartenance mutuelle » (pour paraphraser M. Weber, qui parle de « communalisation ») unit les participants, par exemple dans le groupe des conjurés, qui se donnent des contraintes quasi mortelles pour unir leur destin face à l’ennemi.



La puissance sacrificielle des mouvements collectifs



Il n’est sans doute pas erroné de souligner, comme le fait J. Beauchard, que les soulèvements de la rue arabe sont l’expression charnelle de cette puissance sacrificielle qui saisit les manifestants et que de ce surgissement collectif naît une rupture par rapport à l’ordre établi. La différence par rapport à l’approche freudienne est, ici, à notre avis, que c’est moins une dynamique inconsciente, éventuellement mortifère, qui structure les conduites, qu’une volonté réactive à l’oppression. Nous rejoignons, aussi, les analyses de E. Canetti, qui, frappé par le souvenir tragique d’une révolte à Vienne, en 1927, où il se trouve propulsé, presque malgré lui, au sein d’une foule lancée à l’assaut du Palais de Justice, élabore une théorie de l’attraction collective, qui subitement dégage une puissance de renversement. Si dans Masse et Puissance, Canetti renoue sans doute à l’excès avec l’idée que la foule finit par s’imposer aux individus, au point de substituer « sa volonté » à la volonté des acteurs, sa réhabilitation de la crise sacrificielle éclaire la dynamique de l’émeute, qui porte en elle la mise en cause du pouvoir. En même temps, se trouve clairement reconnue la puissance de l’émotion dans son rapport existentiel avec l’être en groupe et l’expérience de la mort : libérant cette énergie que Durkheim appelait l’effervescence, l’émotion, catalyseur de la masse, apparaît comme un immense mécanisme de « décharge » pulsionnelle, « la mort servant de menace étant la monnaie de la puissance » (cité par J. Beauchard, p. 3).



Le destin de ces processus sacrificiels ne s’arrête, certes pas, à la libération brutale de la force, et ne suffit pas d’ailleurs à ’engendrer le renversement du pouvoir. D’autres médiations, par la suite, instaurent un investissement de l’espace public (internet en fut l’un des moyens durant les révoltes arabes), où la protestation s’élargissant, l’émotion est relayée en partie par l’élaboration de revendications et la construction d’un espace public de débat, et aussi, dans certains cas, de discussion avec le pouvoir en place ou par un dé-saisissement relatif au profit de porte paroles. Dans plusieurs cas, aussi, la confrontation avec le pouvoir n’a débouché que sur une radicalisation de la lutte ou sur une récupération par le pouvoir en place d’une crise sacrificielle, vite jugulée par les tenants de l’ancien régime.



Emotions, stratégies et construction d’identités collectives



Les analyses plus interactives de sociologues américains contemporains, et en particulier de J.M. Jaspers, permettent d’éclairer sous un jour théorique ce que les commentateurs ont souvent analysé comme des réactions purement pulsionnelles, voire purement sentimentales. L’émotion y est vue ici, non comme une réaction plus ou moins instinctive, mais comme le corollaire d’une activité en même temps réflexive (« feeling and thinking », pour reprendre l’expression de Jaspers). Elle n’est pas dissociée de la pensée, elle est socialement construite et elle s’inscrit dans un ensemble complexe de réactions réflexes, d’affects persistants, d’attachements et de sentiments moraux, parfois contradictoires. L’effervescence devient ici un mode émotionnel fait « d’excitation et d’enthousiasme générés à l’occasion d’interactions rituelles et de stratégies réussies d’engagement, qui encouragent la poursuite de l’action » (J.M. Jaspers, 2011, p.15).



La typologie des émotions de Jaspers permet de relire avec intérêt la dynamique des soulèvements arabes. Au premier chef, domine la colère et l’expression de la dignité bafouée : l’émeute se nourrit, le plus souvent, de cette revanche primordiale sur la blessure de l’humiliation ; elle s’exprime tragiquement dans l’immolation, de Yan Palach à Prague à Bouazizi à Sidi Bouzid, autant que par suicide de nombreux jeunes en Algérie. A la fois produit de cette exaltation, qui dans le sacrifice public, agit autant comme une fascination hypnotique (Freud) que comme une volonté ultime de relever la tête face à l’oppresseur, en lui jetant à la face l’image de l’immolation rituelle (accomplissant, d’une certaine manière, la tragédie du combat avec le pouvoir). Le « travail émotionnel » du groupe décidera de la part de la vengeance et de la reconstruction identitaire, qui est seule apte à transformer le sentiment de honte sociale en reconquête de l’honneur et de la fierté face au mépris des dominants. C’est la même dynamique qui s’observe, ainsi, de la Pologne de 1981, lors des grandes manifestations de masse, aux défilés durant plus de trois semaines en 2009 dans les rues de Téhéran, contre la confiscation des élections par le nouveau Président conservateur et la dictature de Conseil de la Révolution, jusqu’aux rassemblements sur la place Tahrir, à Bahrein ou au Yemen en 2011.



Le sentiment d’appartenance, aussi, s’exprime dans ces manifestations de masse qui investissent un espace symbolique, celui de « places » qui deviennent le lieu d’enracinement des mouvements et marqueront la mémoire des luttes. Volonté d’être ensemble, sur un lieu d’occupation spatiale, où se soude l’intégration et se forgent les loyautés de groupe. Lieux où, malgré les charges policières ou les tentatives d’évacuation brutale, les manifestants, obstinément, reviennent, comme pour provoquer le lieu du pouvoir qui de « là-bas » continue à opprimer. Lieux de tous les dangers, où se mêlent d’emblée, aussi, la peur, l’audace et l’héroïsme : qu’on songe à ces femmes violées sur la place Tahrir, dans l’indifférence ou avec la complicité parfois de la police (au point que le pouvoir se permet l’injure d’imposer des certificats de virginité et que des imams dénoncent « celles qui vont manifester pour se faire violer »). On voit bien, ici, que les émotions contradictoires qui sous tendent les manifestations collectives ne se réduisent pas à de purs réflexes : elles incarnent des dynamiques morales et sont chargées d’une dimension normative. Qu’elles soient parfois instrumentalisées par des leaders ne diminue pas la force éthique dont elles ses chargent, pour en appeler à la mobilisation morale contre le pouvoir et ses exactions. L’image des enfants qui bravent les chars en Syrie représente cet amalgame inouï de naïveté, de sacrifice et de rébellion au nom de la dignité et de la liberté ; aussi frappant que les images filmées en direct de cette femme jetée à terre place Tahrir et subissant l’assaut sexuel de centaines d’homme, qui la poursuivent comme une horde barbare, la violent puis la jettent sur une voiture pour aller la tourmenter encore dans un quartier voisin, où elle sera finalement libérée (elle témoigne aujourd’hui à visage découvert pour dénoncer le harcèlement sexuel au quotidien dans l’Egypte d’aujourd’hui).



Sans doute, les mobilisations, même enracinées dans la mémoire de lieux symboliques, ne suffisent-elles pas à assurer la formation d’identités collectives durables. Il faut d’autres soutiens moraux et d’autres dynamiques de groupe, qui ont souvent fait défaut aux mouvements de la rue arabe. Tout d’abord, ce que Jaspers appelle le dépassement du seul impact par l’accomplissement du changement, inscrite dans un projet. Ceci passe dans un premier temps, néanmoins, par la stratégie du « choc moral » : la diffusion des images de la répression autant que de l’ampleur des mobilisations a contribué à propager cet image du choc, qui a rallié bon nombre de soutiens, particulièrement dans les capitales étrangères et dans certains pays arabes, autant que des masses encore timidement engagées dans le mouvement, comme en Tunisie (il faut attendre trois semaines après l’immolation de Sidi Bouzid pour que les rues de Tunis s’emplissent de monde, et conduisent à la démission de Ben Ali). La rhétorique qui soutient l’émotion a ici tout son rôle : elle peut conduire aux pires excès (Hitler n’a-t-il pas conquis le pouvoir en galvanisant des troupes de citoyens qui l’élisent démocratiquement, alors que les agressions collectives contre les juifs ont déjà commencé en Allemagne ?). A cet égard, le slogan « dégage » reste un mot d’ordre défensif, tant qu’il n’est pas appuyé par un projet politique, enraciné dans une protestation qui devient revendication d’une alternative historique.



Il faut, aussi, que se construisent des solidarités collectives, au-delà même des stratégies des leaders, qui, tantôt contribueront à attiser le feu, tantôt à calmer le jeu. Jamais la manipulation des affects et des images par les leaders ne peut, en effet, à elle seule, créer durablement des stimuli, même purement affectifs, qui leurrent longtemps les foules. La foule, certes, peut céder à des impulsions qui reposent sur l’identification inconsciente au leader (Freud, 2005), mais les solidarités collectives restent le support indispensable du changement. Lors de la révolution iranienne, le verbe de Khomeiny n’aurait pas emporté l’adhésion, si des masses agrégeant plusieurs couches de la société, frustrées ou déçues du régime du Shah, n’avaient délibérément opté pour le changement, que représentait à leurs yeux l’arrivée au pouvoir des mollas. A l’inverse, la cacophonie des protestations qui, a Sanaa, encore aujourd’hui, mêlent indifféremment, l’hostilité au pouvoir personnel, la lutte contre l’islamophobie occidentale, la restauration d’un pouvoir religieux salafiste, l’exaltation du niqab et la libre circulation des idées sur internet (largement inspirée, d’ailleurs, des penseurs occidentaux), ce « Woodstock arabe » n’a guère de chance d’avoir raison du système des clans en guerre et de l’emprise religieuse extrémiste, qui verrouillent un système en décomposition et sous large influence du voisin qu’est l’Arabie (G. Kepel, 2013, p.167).



La notion Tourainienne de mouvement social



Les théories d’A. Touraine sur le mouvement social, énoncées il y a déjà quarante ans dans l’ouvrage Production de la société et complétées, récemment, par sa théorie du Sujet (A. Touraine, 2008) éclairent, précisément, la différence d’un mouvement social avec d’autres espèces de luttes : pour A. Touraine, on peut parler de « mouvement social », lorsqu’on est face à une « lutte offensive pour le contrôle du devenir historique ». Offensive, car elle propose une alternative à l’ordre existant, et se démarque de la simple émeute, qui risque de se dissoudre dans l’évènement et l’impuissance à rassembler les masses autour d’enjeux pertinents, clairement identifiés et intégrés dans une organisation. Contrôle de l’historicité, car ce niveau apparaît, à l’encontre de l’organisation ou du niveau politique, comme le plus haut niveau où une lutte peut porter un mouvement ; si l’on entend, comme l’auteur, l’historicité comme la « capacité qu’a un acteur social de définir les orientations historiques d’une société » (Touraine, 1973). Loin d’être un niveau transcendant, surplombant la société, l’historicité s’expérimente par le mouvement social, qui produit les conditions et les actions de sa transformation (ce qu’il appelle l’état, à un moment donné, du « Système d’Action Historique »). Revenant récemment sur une conception trop hiérarchique des systèmes d’action, qui présidait à l’architecture théorique de Production de la société, A. Touraine lie historicité et manifestation du « Sujet » social : à la fois distance et engagement vis-à-vis d’un état de fonctionnement de la société, sorte d’appel – du fond de la société- à son « dépassement » ; une réalité plus éthique que concrètement palpable, qui donne aux mouvements la force de donner sens aux conflits dans lesquels toute société est prise. Les droits de l’homme, et plus généralement les droits culturels ainsi que les exigences éthiques s’incarnent dans cette tension, où se joue le destin de l’affirmation du Sujet, à la fois personnel et collectif, face aux politiques qui tendent à nier la dimension subjective, inaliénable, de l’existence commune en société ; et son corollaire, l’affirmation de droits fondamentaux, qui protège l’homme de toutes les tentations dictatoriales ou identitaires, marquées par le repli sur soi et la haine de l’autre, où reviennent régulièrement des appels à l’Anti-Sujet (Touraine, 2008).



Appliquée aux mouvements arabes, cette théorie permet de faire la part de ce qui relève de luttes défensives ou seulement politiques, et ce qui relève d’un authentique mouvement social. L’interprétation que nous en donnons n’impliquant pas ici A. Touraine, nous suggérons qu’il y avait, place Tahrir ou dans la rue Bourguiba, l’ébauche d’un mouvement social, mais que les conditions de l’action n’ont pas été totalement réunies pour que ce mouvement aboutisse et perdure. Le mouvement social combine, en effet, à la différence d’autres luttes, trois dimensions : l’affirmation d’une identité, la lutte contre l’adversaire et la visée conjointe d’une totalité. Nul doute que le mouvement de la rue arabe a affirmé une identité : comme nous l’avons dit, il serait erroné de séparer émotion, symbole et sentiment moral. C’est à travers la chair de l’émotion que, dans un même mouvement, s’affirme le rejet de l’adversaire et l’adhésion à des loyautés alternatives, qui s’articulent autour des revendications de dignité, de justice, de liberté, de respect des droits fondamentaux et de citoyenneté. Les poitrines nues offertes à l’assaillant, les slogans, les drapeaux expriment (au sens de « sortir de » pour « faire émerger » un autre état de l’action) une communion active dans l’affirmation d’une identité retrouvée : non plus celle de sujets soumis, apeurés et honteux, mais de Sujets citoyens, libérés de la peur, de l’effroi et des inhibitions créées par le pouvoir. Si le Sujet s’affirme dans la lutte, dans la plupart des pays du Moyen orient, c’est le même élan d’une communion solidaire qui, d’abord, dit « non » aux geôles et aux tortures, et qui aspire à la reconnaissance du peuple par ses dirigeants.



Identité, conflit et totalité dans les soulèvements arabes



Contrairement à la pure lutte sacrificielle de Bouazizi et des ses malheureux émules, la contestation du pouvoir ne s’enferme pas dans le face à face mortifère du peuple et du tyran, où le pouvoir en place voudrait la canaliser. D’emblée en effet, la dimension de la lutte contre l’adversaire, sa claire identification ainsi que le choix des moyens pour changer le régime sont constitutifs des mouvements. L’adversaire est, certes, avant tout politique, mais c’est aussi l’incurie économique qui en est découlée qui est dénoncée. Le mouvement contient, à ce moment, si on nous permet cette allusion à Hegel, une sorte d’enveloppement de sa pleine affirmation à travers le moment négatif de la lutte. C’est aussi qu’il n’y a pas d’authentique mouvement social sans visée d’une totalité historique, où les adversaires –malgré et à cause de leurs divergences et quelle que soit l’intensité de la violence de l’affrontement- partagent les mêmes valeurs. Tant que le mouvement, en effet, vise simplement à la destruction de l’un ou de l’autre, le mouvement social recule (ou fait place éventuellement, dans le sang, à une révolution). Ce qui caractérise, à notre avis, les soulèvements de la rue arabe, c’est le pressentiment que le changement de régime réclamé n’est pas la mort de l’adversaire, mais la victoire que le mouvement peut remporter sur le système, en lui substituant un autre état du mouvement historique. Jamais les manifestants ne demandent la mort du tyran, mais son départ (« dégage ») ; comme si l’issue de la lutte n’est pas cette tragédie mortifère qui conduit à chausser les bottes du tyran massacré, mais, avant tout, la justice, la liberté retrouvées, et aussi le bonheur de vivre à l’abri des oppresseurs. Touraine a raison, a notre avis, d’affirmer que la « révolution » est au plus loin du mouvement social : la révolution, dans le sang, le plus souvent, détruit un régime et ses protagonistes pour installer un autre régime, qui a toute chance de prendre sa place et de confisquer à nouveau les libertés. Seul le mouvement social peut réellement changer la face du Système d’action historique, car il oppose à un adversaire dominant la logique alternative d’une autre système social. Lorsque les acteurs ne sont unis que par la passion de se tuer les uns les autres, la révolution peut émerger, mais elle annonce la fin du mouvement social.



Les limites des soulèvements arabes – du moins les plus clairement orientés vers le changement de système social- ne sont donc pas dans leur spontanéité ni dans l’immaturité de la jeunesse, qui, largement, les a conduits. Sans doute, le manque de tradition de luttes et de capacité organisatrice ont-t-ils leur part de responsabilité. Tous les observateurs ont remarqué que l’entrée en scène, bien que tardive, des Frères musulmans, a permis une récupération, due en grande partie, à une très ancienne capacité d’implantation et de séduction auprès de masses paupérisées et violentées dans leur foi religieuse, du fait des exactions des tyrans au pouvoir (l’impact de la répression en Tunisie, sur ce plan, est indéniable ; l’Egypte, aussi, offre aux mêmes mouvements religieux l’avantage de distribuer la fameuse manne arabique et d’acheter les voix en s’instituant comme les substituts d’une aide sociale défaillante).



Mais l’essentiel est peut-être ailleurs : les capacités organisatrices d’un mouvement peuvent être considérablement amplifiées par les conditions mêmes de la mobilisation. A cet égard, les manifestants de la rue arabe ont fait preuve d’imagination (internet a offert une aide, mais pas décisive, car, si l’outil permet d’accélérer des rassemblements, il n’est pas à même de créer des solidarités, des rituels positifs ou des loyautés qui soutiennent l’engagement). La répétition des manifestations, exigée –surtout en Egypte- par la radicalisation du Conseil de la révolution et des militaires, a sans doute œuvré pour favoriser une certaine démobilisation, alors que l’inventivité consistait précisément aussi dans la répétition (on se souvient des reconquêtes périodiques de la place Tahrir). L’essentiel tient à notre avis à l’insuffisante capacité d’élaboration du mouvement : capacité qui repose, à la fois, sur la formation d’une idéologie, ou sinon d’un projet et sur l’aptitude à gérer la fédération des aspirations, autour d’une vision du rapport historique. Certes, la succession des mobilisations a été entravée par la présence d’opposants islamistes ou de tenants du régime, qui ont introduit au sein des mouvements une violence supplémentaire. A ceci s’ajoutant les ripostes policières (le soulèvement en Egypte, par exemple, a entraîné la mort d’au moins 800 personnes). Il n’est pas anodin de rappeler, non plus, le massacre des militants cooptes, en octobre 2011, écrasés par les chars de l’armée, dans une indescriptible boucherie, pour s’être rassemblés afin de protester devant l’immeuble de la télévision (après l’attaque d’une de leurs églises par des salafistes, qui déclencha ce que Kepel appelle la « Saint Barthélémy des Cooptes », Kepel, 2013, p. 188)



Cette insuffisance d’élaboration du sens historique du mouvement se traduit dans le rapport à l’adversaire autant que dans le rapport à la totalité. L’adversaire est bien identifié, non comme l’ennemi irréductible, mais comme les dirigeants qu’il faut chasser ou punir. Par ailleurs, la conscience est claire des motifs de l’action (combattre la violence d’Etat, lutter contre la corruption, restaurer un Etat de droit, mettre en place une démocratie) et elle porte en elle l’ébauche d’une refonte de l’état du système. Mais il manque une capacité de fédération, que seule l’idéologie ou le projet peut fournir. S’il n’est pas juste de dire que les soulèvements se sont limités à de simples protestations ou se sont limités à des expressions utopiques ou romantiques, il est vrai que les mouvements sociaux de cette ampleur requièrent une dimension à la fois clairement offensive (donc une stratégie de lutte) et une capacité à gérer le rapport à l’historicité (les valeurs immanentes à la contestation n’ont pas suffi à asseoir une représentation claire et indiscutable de l’alternative historique.



La différence par rapport à l’Europe centrale est ici éclairante : dans un même contexte de relative spontanéité (si l’on récuse les théories du « complot », qui renaissent aussi au Maghreb, sous la plume de certains auteurs), on ne retrouve au Maghreb ni le consensus sur l’alternative historique (selon les termes de Touraine, le mouvement social est là bas total, à la fois mouvement de classe, mouvement démocratique et affirmation de la nation, Touraine et alii, 1982) ; ni la fusion du politique, de l’économique et du social. Les soulèvements arabes sont d’abord politiques, incorporent des revendications économiques, mais ne sont qu’indirectement sociaux, si, sous cette catégorie, on entend – non la protestation contre la misère et le chômage-, mais la mise en cause du « rapport social » (qui inclut, aussi, l’extrême impact de l’affiliation religieuse, autant que la domination économique). Les évènements au Yemen illustrent encore davantage cette non-congruence des dimensions de la contestation, même si les jeunes intellectuels, en particulier, étaient animés des meilleures intentions, quant à la mise en cause de la confiscation du pouvoir par une élite familiale et clanique.





VIE ET MORT DES MOUVEMENTS SOCIAUX : REFLEXION SUR LE DEVENIR DES REVOLTES ARABES



Difficulté des mouvements à élaborer une alternative historique

On pourra soutenir que juger les soulèvements arabes à l’aune du mouvement social, au sens où nous l’avons entendu, relève d’une intransigeance théorique. Ces mouvements n’ont-ils pas été purement et simplement récupérés par les élites politiques, ou simplement sanctionnés par des masses électorales avant tout conservatrices ? Notre propos est, d’abord ici, de réhabiliter la dimension normative de l’action collective, trop souvent stigmatisée sous prétexte que les « émeutiers » se conduisent de façon sinon déraisonnable, du moins irrationnelle. L’opposition des masses et des élites n’est pas très loin dans l’imaginaire collectif pour catégoriser les soulèvements comme des affaires de masse plus ou moins dominées par les passions, tandis que la démocratie exigerait la sagesse et le recul des élites (cette interprétation traverse le monde arabe lui-même, où les classes moyennes partagent, souvent, le même mépris à l’égard de masses jugées incultes). L’argument de la jeunesse est plus apprécié par les pouvoirs modérés, car la jeunesse fait toujours recette dans des pays marqués par un fort déséquilibre démographique. On a vu que le mouvement social de la rue arabe balayait ces catégories : les plus démunis, les intellectuels, les membres d’associations inaudibles en temps ordinaires, les manifestants de gauche, plus ou moins ralliés à des valeurs laïques, en tout cas hostiles à toute confiscation religieuse ou politique de leurs droits fondamentaux, ont montré que la chair de l’émotion et du sacrifice incarnait les valeurs morales les plus hautes.



Ce qui a simplement manqué aux mouvements de 2011, à la fois subversifs et rationnels au fond (au sens où ils avaient de « bonnes raisons », non fallacieuses en fait, de se révolter), c’est une capacité d’élaboration du contenu, des méthodes et du projet de l’action. S’il y a eu, et s’il reste une dimension inédite au Maghreb de la lutte historique pour le contrôle des orientations de l’avenir, mais si ce projet alternatif est resté insuffisamment élaboré, c’est sans doute moins par confiscation directe que du fait de la difficulté, dans le contexte historique plus large du monde arabe, de la formation d’une expression qui ouvre la porte à une « révolution démocratique » (pour employer les termes de P. Vermeren, 2011). En ce sens, les manifestations de la rue requièrent, au bout d’un certain, temps, la médiation de porte paroles, au risque d’une trahison toujours possible (comme le ressent aujourd’hui une bonne partie de la jeunesse, deux ans après les premiers soulèvements. Qu’on mesure, à cet égard, la désespérance qui conduit encore, en Tunisie, par exemple, certains jeunes à suivre l’exemple héroïque de Bouazizi à Sidi Bouzid, et qui jette, aussi, le soupçon sur ces classes moyennes, en partie ralliées à la révolution, et qui aspirent aujourd’hui au maintien de l’ordre, sous la férule des islamistes au pouvoir.



Il est une autre raison, qu’A. Touraine soulignait déjà dans Production de la société. Tout mouvement social est, à plus ou moins long terme, confronté aux exigences de l’institutionnalisation : les soulèvements arabes en appellent à la démocratie, ce qui implique, au minimum, l’édification d’une démocratie procédurale, assurant les conditions de la « libre compétition des élites pour la conquête du suffrage » (selon l’expression de J. Schumpeter), ainsi qu’un appareil institutionnel, où l’Etat garantit des élections libres, la création d’une nouvelle constitution, l’expression des libertés été l’organisation périodique du suffrage. Les élections libres en Tunisie, en Egypte, en Lybie, notamment, ont satisfait – au moins formellement- ces exigences, même si des doutes sérieux subsistent soit sur la solidité de l’Etat de droit (comme en Lybie) soit sur la bonne observance des règles du jeu (tant en Tunisie qu’en Egypte ou à Bahrein). Sans intermédiation des élites dans une démocratie fraîchement instituée, il n’y a pas de consolidation de la rupture qui s’est enfantée dans la crise sacrificielle. J. Beauchard décrit bien, à son tour, comment l’investissement de l’espace public arabe, d’ailleurs difficile étant donné la faiblesse des intellectuels et la difficulté d’un débat, sinon dépassionné, du moins soustrait à la violence, suppose la dispersion de la rue, au moins à terme, au profit d’un « refroidissement » qui peut entraîner une « dépression collective », où s’expriment désenchantement et retour des disputes (J. Beauchard, 2011, p. 6).



En ce sens, toute exaltation du vif de la mobilisation butte sur la nécessaire « rationalisation » de l’action politique, vécue comme une douloureuse désillusion, un peu à la manière dont des électeurs se réveillent abasourdis, encore ivres des paroles de campagne du candidat élu Président, après les premières mesures d’un nouveau pouvoir, sommé par les contraintes du temps, de réviser ses ardentes promesses. Si, comme J. Beauchard le souligne, cette rationalisation oblige à penser l’espace public comme un lieu « vide de pouvoir », l’objectif central demeure l’établissement de ce même espace public comme « bien commun ». Il n’est pas sans intérêt de constater qu’après la chute de Moubarak, on vit les manifestants de la place Tahrir se mettre à la nettoyer, en sorte de lui rendre toutes ses qualités…



Le jeu des acteurs dans la lutte pour l’émancipation



Il est encore une raison fondamentale qui oblige à ne pas confondre le mouvement social avec ses dynamiques émotionnelles autant que morales : la mobilisation est un jeu d’interactions. Les militants le savent, eux qui risquent leur vie face aux forces de répression. Mais le jeu des coups est plus complexe et plus subtil : l’adversaire riposte, en fonction de calculs qu’il fait des moyens les plus adaptés soit à la récupération soit à l’anéantissement de la contestation. A l’heure où nous écrivons, les évènements de la place Taksir, à Istanbul, illustrent une fois encore, la complexité de cette dynamique. Si les émeutes d’Istanbul, d’ailleurs d’emblée organisées autour de revendications précises, diffèrent bien entendu du Printemps arabe, elles témoignent de l’importance du rôle respectif des acteurs dans l’élaboration de coups et de ripostes. La ligne rouge est toujours présente, mais bouge en fonction des circonstances, et les négociations entre les groupes opposés se doublent de stratégies au sein de chacun des groupes : ainsi, la mobilisation par le premier ministre Erdovan de ses partisans pèse de tout son poids, étant donné, au bout de deux semaines, l’essoufflement relatif du mouvement et la contre stratégie du premier ministre qui donne la charge de la police pour nettoyer la place Taksir, tout en appelant le mouvement à « être raisonnable ». Mais le mouvement riposte par un appel à la grève générale. L’issue reste sans doute une négociation politique, dans l’espace démocratique existant, à moins que cet évènement ne cristallise les passions autour de la révolte contre « l’islamisation rampante de la société », aux dire de l’opposition.



Le jeu des acteurs ne se limite pas aux pouvoirs en place. Le pouvoir ancien, dans les soulèvements arabes de 2011, en tout cas, joue souvent mal : la sous estimation, en Egypte comme en Tunisie, de la capacité réellement subversive des manifestants conduit, en Tunisie, à ne pas faire appel à l’armée : le chef de l’armée de terre convainc Ben Ali de ne pas donner la charge et de « déguerpir », comme le veulent les manifestants, qui crient « dégage » tandis , que cette même armée, ensuite, protégera la police chargée de défendre le Ministère de l’Intérieur contre les débordements de la rue…Scenario à peu près semblable en Egypte, où la police engage, dans un premier temps, toutes ses forces face aux manifestants et où le Raïs, par orgueil, refuse de faire appel à l’armée pour sauver la police de la déroute : ce qui mènera à l’effondrement, déjà mentionné, du Ministère de l’Intérieur. Mais c’était sans compter l’inertie du système : certes, les dictateurs chancellent, souvent les élites de l’ancien régime se maintiennent, participent aux nouveau Conseils chargés de rédiger une constitution ou d’organiser les élections, voire se présentent au suffrage, comme en Egypte. Il est remarquable que, dans aucun des pays concernés, il n’y a eu d’épuration des anciens cadres. Seule la révolution violente a mis fin à la partie visible du personnel politique au plus haut niveau, en Lybie ; mais, dans ce pays, ce sont désormais les factions armées des deux bords qui s’affrontent ou terrorisent la population. Les ralliements aux nouveau régimes ne sont pas non plus exempts de suspicion, tandis que les cadres moyens conservent les leviers de commande : en Egypte, en Tunisie, les officiers publics gardent leur poste. L’Egypte est sans doute le seul pays où le nouveau Président, à force de ruse, a mis au pas les anciens dignitaires de l’armée, plongeant d’ailleurs le pays dans une crise politique dont il n’est pas sorti, étant donné, aussi, ses velléités d’en finir avec les opposants libéraux de l’administration judiciaire.



En marge de l’institutionnalisation fragile de la démocratie, la lutte autour de l’islamisation fait rage. Tunisie comme Egypte sont rongées par des violences récurrentes qui suivent les élections. Comme on l’a montré plus haut, l’habileté des dirigeants islamistes et l’intransigeance de leurs alliés salafistes concourent rapidement à faire taire le mouvement de la rue arabe, arguant de la nouvelle légitimité issue des urnes, face à des groupements désormais illégaux, et en vertu, aussi, pour les plus extrêmes, de l’ambition d’instaurer une république islamique. Les violences qui s’ensuivent jusqu’à aujourd’hui (dont l’assassinat en février 2013 de l’un des principaux leaders politiques en Tunisie) témoignent de la radicalité de la lutte pour le pouvoir, sous tendue par le conflit des partis extrémistes. L’appui stratégique du Qatar, prompt à avoir soutenu les révoltes arabes, et tout aussi décidé à favoriser l’installation durable d’islamistes au pouvoir, pèse de tout son poids dans l’élaboration d’un nouvel ordre dans le Maghreb post 2011. Si on a relevé l’aspect paradoxal de l’engagement des islamistes dans la révolution, tant en Egypte, en Tunisie qu’au Yémen (où d’ailleurs, leur opposition est avant tout liée à une guerre tribale), car ils n’ont pas initié le mouvement –et ont même au départ dénigré sa mobilisation-, il est symptomatique de cette stratégie des acteurs collatéraux, pragmatiques, qui ont compris toute l’utilisation qu’ils pouvaient faire d’un ralliement apparent à la lutte contre les pouvoirs tyranniques. Il semble bien qu’aujourd’hui, la fracture chiite-sunnite accroisse ce choix, si l’on cherche à décrypter le revirement récent du Président Morsi face au régime de Bachar El Asad. Le destin des pays arabes reste, en tout cas, pour le moment lié aussi, fondamentalement, au choix majoritaire d’électeurs, qui, dans leur majorité conservateurs, en Egypte et en Tunisie, particulièrement, ont permis l’accès des islamistes au pouvoir (les sondages les plus récents montrent qu’à court terme on obtiendrait, en cas de nouvelles élections, des résultats semblables.





Les manifestants de la rue arabe ont, comme bon nombre d’observateurs, le sentiment que les masses qui se sont soulevées contre les tyrans se sont fait voler leur sacrifice. D’autant plus que les interprètes radicaux du Coran, rompus à une instrumentalisation politique du religieux, sont prompts à analyser, de leur côté, les soulèvements de 2011 comme le signe d’une inflexion de la modernité : sur les décombres de la prétendue démocratie des régimes qui ont tourné à la corruption et à la tyrannie, on pourrait lire le renouveau d’un messianisme qui annonce la victoire de la foi ancestrale et le réinvestissement nécessaire de l’espace public. D’où la contre stratégie –visible aussi dans certains pays post communistes en Europe centrale, et dans les pays de l’Europe occidentale- qui consiste chez ces militants, pour lesquels l’islam ne souffre aucune contestation ni compromission, à tenter d’attirer des jeunes dévoyés et profondément- déçus des fonctionnements démocratiques. Il n’est pas sûr que la rue arabe ne soit désormais aussi traversée par ce conflit des anciens et des modernes, que tend à masquer la mise en exergue de l’affrontement entre chiites et salafistes dans l’ensemble du Moyen orient.



Les mouvements sociaux se voient ainsi concurrencés par ce qu’A. Touraine appelle les « anti-mouvements sociaux ». Il reste que les évènements qui ont secoué le monde arabe montrent, in fine, deux choses essentielles pour la compréhension de leur avenir. Tout d’abord, les mouvements sociaux sont, certes, aptes à secouer voire à détruire un ordre, mais ils peuvent tout aussi engendrer son retour –sans doute jamais à l’identique- ou provoquer des états de désordre durables et récurrents : « Aucun esprit ne veille sur la destinée humaine ». Les mouvements sociaux n’obéissent donc à aucun destin préétabli ; ils ne sont l’effet de la Providence que dans l’imaginaire de militants naïfs ou de politiciens acharnés à les récupérer. Il arrive, aussi, que leur échec ne précipite l’installation de régimes encore plus féroces : au nombre de leurs cadavres, une longue série de mouvements avortés ou réprimés dans le sang doit rester en mémoire. Ce qui – au passage- doit inciter à penser que la démocratie – si elle est souhaitable et ardemment souhaitée dans les régimes tyranniques ou totalitaires- ne s’implante jamais en vertu d’une logique historique inéluctable. Les mouvements sociaux ne se réduisent pas, non plus, aux formes élémentaires que sont les émeutes ou les protestations défensives : mais c’est sur leur terreau que peuvent se développer des émotions, des affects et des sentiments moraux qui opèrent un travail d’élaboration du sens historique.



Le bilan contrasté des soulèvements de 2011



Au vu de deux années et demie de bouleversements, qu’ont apporté les soulèvements de la rue arabe, quel bilan peut-on établir ? Pari risqué que de tenter d’y répondre, sinon, sans doute, en soulignant la variété des chemins de départ et d’arrivée. Si l’on prend en considération l’ensemble des pays que nous avons mentionnés, quatre scenarii semblent se dégager, au plus loin du triomphe de la « transition démocratique ». Il y a d’abord l’évidence de la répression ou du maintien de l’ordre : en Algérie, pays rentier, verrouillé par une nomenklatura qui a confisqué la révolution depuis bien des années, qui –aussi, et ce n’est pas anodin- a connu son « Printemps arabe- au début des années 90 et a sombré dans une longue guerre civile, l’Etat a su acheter la paix sociale, face à des islamistes muselés et à une jeunesse désabusée. Les quelques velléités de mobilisation ont tourné court et le pays semble aujourd’hui, soit attendre avec inquiétude une nouvelle explosion, soit espérer une transition politique qui apporte un peu d’apaisement. En Arabie, malgré les ouvertures du nouveau souverain, une élite gérontocrate verrouille aussi l’accès des jeunes et des pauvres à l’espace public, dans un pays où la dictature théocratie multiplie les interdits sociaux et maintient particulièrement sous contrôle la population féminine. Au Yemen et à Bahrein, les mobilisations se sont vues aussi confisquées, après un apparent changement de décor politique : Bahrein vit, au-delà de l’affrontement entre chiites et sunnites, les contradictions d’un régime pseudo démocratique, qui a vertement réprimé les élans de la rue, avec l’appui des chars de l’Arabie voisine.



Deuxième issue, celle de la guerre civile : le triste sort de la Syrie illustre l’échec de toute médiation et le ravage des factions en lutte, avec son cortège d’atrocités, d’abord de la part d’un régime Alaouite prêt à tout pour sauver son monopole du pouvoir, sur une majorité de sunnites, qu’elle domine depuis de longues années. Les quelques tentatives de mobilisation de février et mars 2011 ont été rapidement réprimées dans le sang, inaugurant le martyre d’enfants torturés par les services de sécurité de Bachar El Asad, et le début de l’insurrection de la rébellion, d’abord avec les armes de fortune, face à la puissance des chars adverses. On ne sait comment le conflit, poussé aujourd’hui au paroxisme, pourra trouver un jour un dénouement pacifique, tant de pays étant désormais impliqués dans la conflagration actuelle. Le cas de la Lybie est sans doute intermédiaire : après son destin spécifique, lié à l’évidence, à la décision des puissances occidentales (France et Grande Bretagne, principalement) d’y établir un régime démocratique, et les tentatives de constituer un gouvernement stable sur fond d’élections libres, le conflit des diverses factions armées menace la sécurité, dans un contexte où les tribus se disputent les droits de tirage sur la manne pétrolière. Effet non moins paradoxal, les héros de Benghazi et de Misrata revendiquent aujourd’hui d’être reconnus comme des citoyens à part égale et usent de la conservation de leurs armements pour négocier - au mieux – leur pleine participation politique. Cas aussi typique d’un mouvement social armé qui a, semble-t-il, renforcé, plus qu’affaibli, le système des tribus, dont le « Guide » Khadafi était, dans une certaine mesure, l’élément régulateur. Et où les islamistes imposent à nouveau la charia, dans sa version la plus réactionnaire.



Face à cette radicalisation, on peut, en ce qui concerne l’Egypte et la Tunisie parler de « révolutions conservatrices ». Certes, un nouvel appareil démocratique et un espace public plus ouvert ont remplacé les dictatures ; la reconnaissance de la citoyenneté et les droits des minorités sont en principe protégés. Mais la lutte pour le pouvoir déborde souvent le cadre démocratique : comme on l’a vu, les partis extrêmes – souvent soutenus, plus ou moins discrètement, par les islamistes au pouvoir – contestent la légitimité même des institutions démocratiques, au nom du messianisme religieux qui les anime (ou simplement par allégeance à l’égard des pétromonarchies du Golfe). La confrontation en cours, un an après la victoire électorale des Frères musulmans, entre les « anti » et les « pro » Morsi, en Egypte, témoigne de la fragilité du processus démocratique et de l’incertitude sur la longévité de la révolution. Là encore, la rue arabe n’a pas dit son dernier mot.



La Tunisie, de son côté, semble partager avec le Maroc (où l’action du Roi et la classe politique ont contribué à désamorcer une contestation par ailleurs faible, dans un pays où le monarque jouit d’une légitimité pratiquement incontestée dans l’opinion) un système où s’est instauré une modernisation de la vie politique. L’effet du soulèvement de la rue arabe, en Tunisie, est ainsi directement la cause de cette relative modernisation, que les citoyens de Bahrein ou de Sanaa, de leur côté, appellent encore en vain.





CONCLUSION :



L’évidence du « Printemps arabe » est donc, aujourd’hui, celle de sa confiscation. S’il est indéniable que les mouvements populaires ont secoué le joug des dictatures, au moins dans quatre pays (Tunisie, Yemen, Lybie et Egypte), s’ils ont promu ainsi des dynamiques de changement politique et d’affirmation citoyenne, attiré l’attention sur l’exigence d’un plus grand respect de la dignité, de la liberté et de la justice, les efforts pour rompre avec les régimes passés et instaurer un Etat de droit restent limités. Malgré leurs dynamiques à bien des égards exemplaire, et une contagion inédite au Maghreb et dans une partie du Moyen orient, les mobilisations ont buté sur les contraintes de l’institutionnalisation et, plus encore, sur la difficulté à élaborer ou à consolider la formation d’alternatives historiques. Bon nombre de pays se sont enfoncés soit dans le conflit armé soit dans des replis conservateurs, sinon dans une répression où se mêlent indifféremment islamisme radical et soutiens aux anciens pouvoirs. Là où ils ont accédé au pouvoir, les partis islamistes comptent bien le conserver, à moins que de nouveaux sursauts de la rue ne les en chassent. Le monde arabe est encore à l’âge de l’enfance des peuples.



Mais le chemin est sans doute encore plus long : de quelque côté qu’on se tourne, à l’exception de cette « insurrection de l’émotion » qui a fait vaciller le pouvoir politique, les fondements du rapport social ne sont pas modifiés dans l’espace de l’islam actuel. Les luttes de clans politiques ou de factions religieuses, d’une part, permettent dans plusieurs pays de maintenir la domination de dirigeants très âgés, qui n’entendent pas céder un pouce de pouvoir ou de responsabilité à des plus jeunes (comme en Arabie Saoudite ou au Yémen). Les classes moyennes, d’autre part, promptes pour une partie d’entre elles, à approuver le départ des anciens dictateurs, ne voient guère à l’ordre du jour la promotion dans l’espace politique de plus jeunes autant que de populations démunies, même si elles ressentent la menace que fait peser les ravages du chômage sur l’ordre public. La classe politique, là où elle parvient à s’autonomiser quelque peu par rapport au pouvoir d’Etat, reste insuffisamment capable d’animer l’espace public (sans doute aussi, faute d’intellectuels engagés au service des réformes). Dans un autre ordre de réalités, la collusion entre les diverses couches qui participent de l’oligarchie financière (comme dans les pétromonarchies) et le pouvoir politique (comme en Algérie) freine à la fois les réformes radicales du système autant que la tendance des réformateurs de tout bord à transformer le rapport entre les groupes économiques. Dans une autre forme de collusion, les partis islamiques radicaux partagent avec bon nombre d’éléments de la classe moyenne des valeurs traditionnelles fondées sur des interdits sociaux très puissants, qui tiennent à la fois de formes religieuses, des traditions et du contrôle moral et social. Si les droits de l’homme ont progressé dans les mentalités, les droits culturels les plus élémentaires ne sont pas encore acquis pour la majorité de la population : il suffit, à cet égard, de considérer la violence des rapports hommes-femmes à l’œuvre dans la plupart des pays. Si les soulèvements de la rue arabe ont donné un coup de semonces aux dictatures les plus haïes, elles n’ont pas fait bougé jusqu'à présent les lignes du rapport social dans l’Islam contemporain.





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